Fyctia

Je me faufile entre la rangée de genoux et de regards désapprobateurs qui jonchent ma route. Je sors de la salle et atteins le couloir désormais désert. Vu le monde ce soir, je vais plutôt tenter les toilettes des mecs. Ce sera sûrement plus propre. Hors de question que mon beau pantalon serve de serpillère à pisse. C’est l’ennui avec les pattes d’eph. En général, les hommes se contentent des urinoirs, donc les cabinets restent nickel. Et à cette heure, ils devraient tous être en placent sur leurs sièges. Je pousse doucement la porte d’entrée et y glisse une tête discrète. Je balaye la pièce des yeux et tends l’oreille. Personne en vue.

Je file dans la première cabine. Ça ne sent pas la rose, mais comme prévu, c’est plutôt propre et il y a même du PQ ! Le Saint-Graal. Je me dessape à la hâte et laisse les chutes du Niagara libérer ma vessie. La porte d’entrée claque et des pas précipités résonnent jusqu’aux urinoirs.

Mince.

Un râle de soulagement explose dans l’espace en même temps qu’un jet de pisse et je manque de pouffer de rire.

Je compatis, mec !

Ce gars était à deux doigts de se faire dessus aussi. La porte s’ouvre à nouveau et un type entre en râlant. Après qui ou quoi, aucune idée. Il déblatère en anglais.

De cette dernière minute, j’en retiens trois choses. Un, mon instinct est sacrément pourri (c’est l’heure de pointe ici). Deux, mon anglais ne s’est pas amélioré depuis le lycée. Trois, je vais louper le début du film avec ce défilé.

Mais ! Mon pantalon est propre et j’ai du PQ.

Ouais, le bilan n’est pas fou.

Je tire la chasse d’eau et m’apprête à sortir. Décidée à me cacher les yeux telle une autruche et filer plus vite que l’éclair jusqu’au lave-main des femmes ! J'ouvre la porte tout en inspectant une dernière fois les w.c. derrière moi. Tout est OK.

D’un pas vif, je pivote pour m’exfiltrer au plus vite, mais (Aïe !) je rebondis tout net sur un truc dur, immense et… marron ? (Un tronc d’arbre ?!) Un cri et un tas de jurons m’échappent pendant que j’entreprends un moonwalk involontaire. Le creux de mes genoux cogne contre la cuvette et je perds l’équilibre. Mon dos s’écrase avec vigueur sur la faïence (ouch !), et mon crâne suit dans un bruit sourd (ayoye…).

Mesdames et messieurs, c’est une victoire par K.O. !

Sonnée, je me frotte la tête et tente de comprendre ce qui vient de se produire.

Comment ce tronc d’arbre a-t-il bien pu arriver ici ? Est-ce que cette porte mène vers une autre dimension ?

J’ouvre un œil. Pas d’arbre, pas de lapin.

Voilà que je me prends pour Alice au Pays des Merveilles !

Ce qui me fait face est une armoire à glace. Un colosse couleur chocolat. On dirait le sosie de John Coffey dans La Ligne Verte . En moins commode. Il me toise sévèrement et touche son oreille en baragouinant dans la langue de Shakespeare.

— Stay here, m’ordonne-t-il en me pointant du doigt.

Sérieux ? Un agent de sécurité ? Il veut m’arrêter parce que j’ai utilisé les toilettes des hommes ?

Un peu de charme et un beau sourire peut désamorcer n’importe quelle situation, non ? Son attitude me met le doute mais je tente quand même :

— Enchantée, John Co…

Je me coupe quand il grogne en me fusillant du regard.

Bon, il n’a pas la réf.

Ou pas d’humour.

Dans les deux cas, cette histoire sent aussi bon que ces chiottes. Il remet le doigt sur son oreille et bafouille une sorte de code. Ce type fait deux têtes de plus que moi et ses avant-bras font la taille de mes cuisses. Planté devant moi les bras croisés, il me fixe avec son air de bête féroce en mode GI. Comme si j’étais une dangereuse criminelle.

Ce mec a un grain. J’étais juste en train de pisser.

J’ose me décoller du mur pour me remettre d’équerre sur mes pieds. Je commence sérieusement à perdre patience. Il pourrait au moins m’expliquer ce qu’il me reproche !

Il pivote un instant pour parler avec l’autre gars (tiens, je l’avais oublié celui-là) qui se lave les mains. Je profite de cette diversion pour tenter une évasion.

Échec. Cette espèce de congélateur sur pattes me bloque le passage sans le moindre effort. Je commence à en avoir ma claque.

— C’est quoi votre problème ? Laissez-moi sortir non d’une pipe !

L’autre géant ne cille toujours pas. Ma tension monte d’un cran.

— OK, j’ai compris, je ne devrais pas être ici. Mes plus plates excuses. Je peux sortir maintenant ?

Toujours pas de réaction.

— Vous êtes de la police des chiottes ou quoi ? je m’emporte. Il me semble que ce n’est pas un crime de partager des latrines au XXIe siècle !

Le colosse continue de m’ignorer et s’adresse à l’autre type. Je bous de l’intérieur. Mon niveau d’anglais est loin d’être brillant, mais de ce que je comprends, l’homme lui demande ce qu’il se passe.

Ah enfin ! J’aimerais bien qu’on me le dise à moi aussi.

— S’il vous plaît, pourriez-vous dire à ce psychopathe de me libé…

Qu'est-ce que...

Je m’arrête net quand l’inconnu débarque dans mon champ de vision. Et là, les pièces du puzzle s'assemblent. Les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte, mes iris oscillent : gorille, star. Star, gorille. Je me sens fébrile tout à coup. Il fait subitement cinquante degrés là-dedans.

Mais qu'est-ce que Eden Turner fout ici ?! Les stars ne sont pas censées avoir des loges avec leur propre cabinet ?! En or massif, tout ça, tout ça ?!

John Coffey chuchote à l’oreille de l’acteur. Puis, la star se tourne vers moi, seau de pop-corn à la main, et me toise de haut en bas avec un air… hautain.

OK, il me prend pour une fan.

Ça craint.