Fyctia

La déception m’entaille le cœur une fois de plus alors que je m’efforce de garder un air impassible en attendant la rafale de Bradley qui tarde.

J’observe ses cheveux poivre et sel en pétard, sa chemise blanche déboutonnée sur trois rangées et ses manches retroussées sur des avant-bras gonflés comme s’il revenait d’une bagarre. Et je doute sérieusement que le sujet de cette bataille soit le montant de mon cachet pour le rôle d’Iron Man. Lui qui est toujours tiré à quatre épingles, je ne l’ai jamais vu dans cet état. À bout et débraillé. Ce fou porterait une veste de costard même par quarante-cinq degrés. C’est inquiétant. Ma nausée s’intensifie, je ne saurais dire si c’est dû à ma gueule de bois ou à cet air furieux qui réduit mon optimisme à néant.

— Qu’est-ce qui t’a pris, bordel ?!

Je hausse une épaule avec nonchalance. Si j’ai bien compris une chose depuis que je suis la risée des médias, c’est qu’il vaut mieux masquer ses sentiments : le bon comme le mauvais. Passer pour un mec blasé, les laisser croire que rien ne vous atteint en somme. Ne rien ressentir serait encore mieux, hélas, c’est incontrôlable. Pour l’heure, c’est assez facile de faire l’ignare étant donné que je n’ai aucune idée de ce dont il parle.

Bradley est aussi un maître du sang-froid d’habitude. Mais son front plissé tel un terrain de crosse, et les valises qu’il porte sous les yeux m’indiquent que cette fois, j’ai sans doute dépassé les bornes. Ou pas. Ces journalistes de mes deux trouvent toujours un truc à déformer ou extrapoler. Peu importe qu’il y ait une once de vérité dans ce qu’ils écrivent, tant qu’ils créent du buzz et vendent leurs feuilles de chou… J’ai choisi de faire abstraction de leur existence depuis un certain temps, pas mon agent.

— Dis-moi ! Qu’ont-ils balancé cette fois ? je raille.

Ses traits durs se creusent encore plus et se teintent de rouge.

Merde.

— Tu te fous de moi ? il éructe. Tu ne le sais même pas ?

Il me jette un magazine à la figure que j’attrape de justesse. J’arque un sourcil je-m’en-foutiste alors que des gouttes de sueur perlent entre mes omoplates. Mes yeux dérivent avec lenteur vers la couverture, pour signifier à Bradley que je lui accorde une faveur en prêtant attention à ce torchon. En vérité, je croise les doigts (même mes orteils) pour que ce ne soit pas si grave.

L’image n’est pas assez floue pour ignorer que je bouffe les seins de ma (charmante) conquête d’hier soir. OK, pas cool et j’avoue ne pas m’en souvenir. Mais bon, ce n’est pas si tragique ?

— Oups.

— Oups ? il hurle.

OK, je n’aurais peut-être pas dû faire ça en boîte de nuit. Mais c’était le coin VIP !

— Désolé ?

Il passe une main sur son visage en expirant.

— Quoi ? Tu vois bien qu’elle est consentante ! je me défends. Elle me tient carrément par les cheveux !

— Eden, tu te rends compte que tu es à un doigt de te griller dans toute la profession ?

Je lève les yeux au ciel. Bien sûr… et puis quoi encore ?

— Pour ça ? je le regarde incrédule. On a vu bien pire…

Ils seront tous passés à autre chose dans deux jours.

— Cette photo est la moins scandaleuse que j’ai dû céder après six longues heures de négociation et un paquet de fric ! il frappe la table du plat de la main.

La moins scandaleuse ?

Mon air stoïque commence à s’effriter. Un nœud enfle dans ma gorge alors que le silence s’étire. Les tempes luisantes, Bradley se pince l’arête du nez en inspirant à fond, comme s’il se retenait de m’étrangler.

Après une longue minute, il se redresse avec un calme glacial. Sans un mot, il pose son iPhone devant moi d’un geste mesuré.

Mon regard traîne vers l’écran, réticent. Quand je comprends ce qui y est affiché, mon cœur rate un battement. Mon estomac se retourne violemment, et mon corps tout entier semble se vider de son eau.

— Pu… putain de merde. 

2.1 Miroir, Miroir - Eden

Les paumes sur mes tempes, je me recroqueville sur ma chaise en me tirant les cheveux.

Je vais gerber.

Chacune de ses putains de photos me montre en train de bouffer ma conquête. La tête entre ses cuisses, sa robe à moitié relevée. Toujours dans cette boîte de nuit.

Suggestif et si clair à la fois.

Clairement dans la merde.

Mon cœur tambourine tellement contre mes côtes qu’il pourrait transpercer mon torse. Je calme ma respiration, sentant la crise d’angoisse se pointer. Je peine à y croire. Vraiment. Comment j’en suis arriver là ? Je ne me souviens même pas du prénom de cette nana.

— Est-ce que tu comprends la gravité de la situation, maintenant ? il articule d’une voix grave et lente.

Je déglutis avec difficulté en hochant la tête, incapable d’émettre un son.

— Hallelujah ! s’écrie mon agent.

Cependant, il semble à peine soulagé par ma prise de conscience.

J’essaye de le remercier de m’avoir une fois de plus sauvé les fesses, mais il m’intime de me taire d’un geste de la main et se met à fouiller dans son tiroir. Il en sort une pile de magazines énorme qu’il écrase sur son bureau. Le meuble tremble encore quand il étale le tout pour exposer chaque couverture.

— Juste pour être sûr ! Regarde tes six derniers mois, Eden, siffle-t-il en battant le rythme avec son pied.

Je baisse le menton et observe les unes avec attention. J'apparais sur chacune d’elles (souvent en compagnie d’une femme), ivre et complètement débraillé en soirée. Je vous passe les gros titres ravageurs, le champ lexical est assez limité. Les images se suffisent à elles-mêmes de toute façon. Je tente d’avaler la boule qui enfle dans ma gorge. Si j’ai du mal à affronter mon reflet dans le miroir chaque jour, c’est encore pire sur ces pages. Le monde entier a sans doute pu constater que sans script, je ne sais pas jouer la comédie. Ouais, j’ai l’air d’un pauvre type.

Un. Vrai. Pauvre. Type.

Plus les unes défilent sous mes yeux, plus ce satané nœud m'étrangle. Je me demande comment ma carrière peut encore tenir debout. Voire exister.

J’ai la sensation de me réveiller brutalement d’un long coma.

Aussi brutal qu’il y a six mois, quand j’ai découvert (en même temps que le reste de la planète) que ma fiancée me trompait avec son réalisateur.

Merci People Magazine !