Fyctia

« On se barre ? », Ava demande. Moi je lui fais les yeux ronds ballon. En quel honneur ?

Elle prend mon verre de coca et tape dedans, à l’aise.

En le buvant, elle me toise avec un air de défi.

— Quoi ? T’attends quelqu’un ?

Je mate mon téléphone. Aucune notif. Joli dos s’est peut-être mangée trop de lacrymo pour pouvoir lire mes textos.

Sans m’en rendre compte, je suis déjà en train de me lever.

— Pourquoi t'as besoin de moi ? je demande.

— Comme ça si ce zozo nous rattrape, je dirais que c’est ta faute !

Ah bah super !

Et elle s’en va.

— Attends, j’ai pas payé mon verre !

— Il a plein d’argent je te rappelle, dit-elle sans se retourner. Ne le prive pas de la joie de pouvoir jeter ses billets à la face des serveurs. Ce serait égoïste de ta part.

Cette fille est dingue. Mais j’avoue, assez marrante.

Sa chevelure, à la croisée du roux et du châtain -il y a un mot pour ça ?- se balance dans son dos au rythme de ses pas telle une pendule. Si c'est censé m'hypnotiser, ça ne marche pas...

Je la rattrape en quelques foulées.

On passe devant plusieurs terrasses, toutes blindées, sans exception. Partout ça parle fort, ça se chambre et ça rigole.

Je me retourne une dernière fois vers notre bar. Chris et son domestique ne sont pas revenus. Je pense qu’on entendra la scie sautée depuis la couronne parisienne quand il réalisera ce qui s’est passé durant son absence.

Les rayons du soleil caressent ma peau et ça réchauffe quelque chose, quelque part dans ma poitrine. Je me surprends à humer l’air autour de moi, à glisser les mains dans mes poches. Le ciel est rosé, les verres sont rosés, c'est vrai que c'est posé.

La lumière du soir donne à la rue une ambiance chaude de pub Coca-Cola -et non, je ne suis pas sponso- -D’ailleurs, si Mr. Coca lit ce texte, merci de m’envoyer un billet et de rendre l’eau potable aux Mexicains. Bref.-

Quand je disais que mon flux de pensée était une longue digression…

On échange encore deux trois blagues avec Ava à propos de son horrible rencard.

L’avantage avec les cons, c’est que ça crée des liens chez ceux qui en pâtissent.

— Comment tu t’es retrouvé avec un type pareil ? On a menacé ta famille de mort ?

Elle glousse.

— Même pas. J’étais totalement consentante. Après, je l'ai rencontré en boîte, le son était fort, j'entendais pas la moitié de ses paroles. J'étais probablement un peu bourré aussi. Quand je suis sobre, j'ai tendance à moins donner leurs chances aux mecs.

Une vraie princesse Disney.

Un gars surgit d’un troquet et nous coupe le chemin pour aller se vider sur la façade de l’immeuble d’en face. La concierge de l’immeuble-WC ouvre sa fenêtre en trombe et se met à copieusement insulter le pisseur de tous les noms.

Ava l’a remarqué aussi. Nos regards se croisent et on se retient d’éclater de rire.

La rue se termine. Devant, la route. Les voitures.

On s’arrête, sans un mot, au même moment.

C’est l’heure de se dire au revoir je crois.

— Dis, Mirek…

Elle fixe l’autre côté de la route.

— J’ai pas trop envie de rentrer chez moi ce soir. Ça te dit de marcher un peu ?

C’était pas dans mon plan ça. Elle n’a pas l’air de vouloir comprendre que je suis dans un mood de dépression post-coïtale depuis un mois.

Mon canapé-lit de l’angoisse apparaît sur l’écran 4K de mon imagination. Il pue la défaite. Surtout depuis que mon ex a embarqué sa literie. J’ai dû ressortir mes vieux draps Dragon Ball de l’époque, plein de trous de boulettes. Franchement, Sangoku n’a jamais eu l’air aussi pathétique que dans mon salon.

Si je retourne sous mes draps, qui sait, en ressortirai-je un jour ? Moi, j'ai déjà la réponse.

brrrrrrrr

Autant profitez un peu. Traîner dans Paris par ce temps, y’a pire. Puis, bon. Elle est marrante.

brrrrrrrr

— Ok. Marchons encore un peu. lui dis-je.

Elle détourne le visage pour faire genre, code de la route, je vérifie des deux côtés avant de traverser, mais je l'ai vu sourire.

brrrrrrrr

Ma messagerie pète un câble dans ma poche et m'empêcher de réfléchir à la signification de ce sourire- sans doute machiavélique.

Joli dos aurait-elle retrouvée la vue ?

brrrrrrrr

— Y’a ton vibromasseur qui t’appelle, finit par souligner Ava.

Très fin.

brrr-tup !

Merde ! Sami ! Je l’avais zappé ! Je ne lui ai toujours rien confirmé pour la scène ouverte de ce soir et ça commence dans moins d’une heure !

Ma panique doit se lire sur ma tronche car Ava demande :

— Pourquoi tu fais cette tête ? Un problème ?

— Euh nan, je… j’avais une soirée.

— Oh. De stand-up ?

— Oui. J’avais promis à un pote de jouer…

— Super ! J’peux v’nir ?

— Ouais, nan, en vrai, je peux annuler, c’est pas si grave, c’est qu’un dix minutes.

— Tu rigoles ? Faut que t’y ailles ! C’est important !

— Oh tu sais, j'suis pas sûr d'être fait pour ça. Je vais... p’t’être même arrêter.

Elle me tire une gueule. J’ai l’impression d'avoir insulté sa mère.

— Franchement ? Tu veux que ma soirée se résume à ce date claqué au sol ? Je t’en prie, Mirek. J’ai besoin de rire ! J’ai besoin de rêver ! Et toi t’as besoin d’argent pour arrêter de prendre le métro !

— Tu m’emmerdes.

— Ça veut dire que tu commences à me cerner ! Allez ! On y va. Envoie l’adresse.

— Mais qu’est-ce que ça peut te foutre que je fasse mon sketch ou pas ? Tu sais même pas qui je suis !

Je sais pas pourquoi je suis devenu aussi premier degré d'un coup. Peut-être l'impression qu'elle me bloque à chaque pas de côté que je tente pour me défiler me fait paniquer.

Elle pose les poings sur ses hanches et fronce les sourcils.

— Pourquoi tu veux pas y aller ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? je grommelle en donnant un coup de pied dans un caillou invisible.

— Pourquoi tu veux pas y aller ?

— J’sais pas, j’le sens pas. J’ai pas la force.

— T’as pas la force ?

— Je viens d’me faire larguer ! Ok ? J’suis en deuil, là, en faites !

— Oh. C’est pour ça qu’elle est pas venue ?

C'est à mon tour de prendre une expression incrédule.

— La chaise vide en face de toi, au bar. C’est elle que t’attendais ?

— Nan, ça c’était une autre meuf… - et plus je parle, moins j’articule.

— Une autre meuf ? Ah ouais t’as l’air vachement au deuil ! Bon, c’est loin ?

— De quoi ?

— Ton stand-up.

Elle va pas me lâcher. Elle est assez déter pour deux personnes.

Si je trace pour essayer de la semer, elle est capable de me courir après avec un filet à papillon.

— Deux rues.

— C’est à deux rues ? Eaaasy ! C’est comme si on y était.

Elle passe son bras sous le mien et en avant les amis ! Sérieusement. J’ai dû écraser des poussins dans une autre vie. Je continue de marmonner dans ma non-barbe, histoire de montrer que quand même, je ne me laisse pas trop faire, et qu'il me reste un minimum de volonté propre -à défaut de dignité.

— Tu sais même pas où tu vas.

— Alors guide-moi, grand philosophe du siècle des lumières bleues !

Non mais si elle est à plus de répartie que moi, il me reste quoi pour briller ?