Fyctia
14 - Maman sous anxio
—Tu réalises que tu t’es faite renvoyée du lycée dès le premier jour ?
—Techniquement, c’est le deuxième.
Elle soupire tout en attachant sa ceinture. C’est un soupir interminable qui en dit long. Je n’ai pas envie de polémiquer. Je détourne la tête pour regarder le paysage qui commence à défiler à travers la fenêtre de la voiture. Des arbres, des piétons, des bâtiments… Je préfère me taire, mais intérieurement, je m’égosille, je crie pour toutes ces fois où j’ai passé une journée de merde à cause d’Antoine et sa bande, se moquant continuellement d’un truc chez moi. D’un truc, qui visiblement ne va pas. Mon prénom, mes seins, ou n’importe quoi pourvu que ça puisse les faire marrer pendant que moi je ravale mes larmes et ma dignité.
—Tu veux que je m’arrête au Mac-do ?
—J’ai pas faim.
—Okay, moi non plus.
Silence.
—On a de la chance que le proviseur ait été compressif par rapport à ta situation, que tu aies juste été exclue cette semaine sans qu’il n’y ait de répercussions dans ton dossier scolaire.
—Ouais, on a de la chance que papa soit mort.
Silence.
—Je n’ai pas dit ça, Pam.
—C’est tout comme.
—Parce que si ton père était encore en vie, tu crois que tu aurais cassé le nez de ce garçon ?
—Aucune idée, probablement, j’sais pas. Avec des si on peut refaire le monde de t’tout façon mais ça n’a aucun intérêt, si ?
J’insiste bien sur le dernier mot en haussant le ton.
—Mais tu regrettes, n’est-ce pas ?
—Aucune idée, probablement, j’sais pas.
—...Ce qu’il t’a dit sur la mort de ton père était vraiment déplacé, ma chérie, c’est vrai, mais rien ne peut excuser la violence, tu comprends ?
—Je sais, le proviseur a déjà fait son beau discours, j’ai compris.
Silence.
Maman soupire à nouveau. Heureusement qu’on est bientôt arrivées à la maison parce que l’ambiance dans la voiture est presque aussi pesante que le jour de l’enterrement de papa. Il faut dire que maman, depuis, elle est sous anxio. C’est notre médecin qui les lui a prescrits le lendemain du décès de papa.
—Je refuse les antidépresseurs, lui a-t’elle dit. Il paraît que ça rend dépendant.
Depuis, elle ne les lâche plus ses anxio, suivant scrupuleusement l’ordonnance, n’en loupant pas un seul, ce qui la rend un peu bizarre maman, plus lente que d’habitude, comme si son cerveau fonctionnait au ralenti. C’est peut-être pour ça, remarque, qu’elle souffre moins, qu’elle chante ses vieilles musiques des années 2000 en faisant son ménage. Elle est comme anesthésiée, suffisamment dans les vapes pour ne pas flancher mais pas trop non plus pour pouvoir continuer à gérer le quotidien, notre quotidien. Parce que maintenant, on n’est plus que toutes les deux. La mère et la fille, aussi paumées l’une que l’autre et pas tous les jours compatibles. Quant à moi, il ne m’a rien proposé, le docteur. Enfin, si, des médocs à base de plantes, à la valériane, ce genre de conneries homéopathiques. Il paraît que je suis un peu trop jeune et surtout un peu « trop fragile » (c’est lui qui a utilisé ce terme) pour des traitements plus forts.
—Pour l’instant, on essaie comme ça, Paméla, et si vraiment, ça ne va pas, on en rediscute, d’accord ? m’a-t’il dit en me tendant l’ordonnance avant de demander à ma mère quel mode de paiement elle souhaitait pour nos deux consultations.
Plus de cinquante balles pour trente minutes, et le mec n’est même pas foutu de me guérir. Je suis ressortie de son cabinet avec la même douleur que j’avais en y rentrant. En même temps, je ne lui en veux pas trop, à ce vieux doc. Ça ne soigne pas un cœur brisé. Pas avec des cachetons en tout cas.
La voiture se gare enfin devant la maison. Je n’attends même pas que ma mère coupe le moteur pour vite me détacher et sortir. Je claque la portière plus brutalement que je ne l’aurais voulu. L’air frais me fait du bien, mais j’ai quand même envie de pleurer. Ça me fait cet effet-là dès que je vois la maison parce que je sais que mon père n’est pas dedans, qu’il est dans un cercueil, sans doute déjà en train de se faire manger par les vers.
Ça y est, je pleure putain !
J’enfonce aussitôt mon menton à l’abri des regards tout au fond de mon col roulé, reniflant dans mon coin. Dès que ma mère me voit pleurer, c’est maladif, elle pleure aussi, plus bruyamment que moi, avec plus de larmes. C’est insupportable. J’essuie discrètement les miennes d'un revers de manche. Ni vu ni connu. Je n’ai pas envie de la consoler une fois de plus depuis la mort de papa, je n’ai pas envie de lui caresser le dos en lui susurrant des mots rassurants tels que « ça va aller, on va y arriver, on est fortes ».
Là, j’ai juste envie d’aller m’enfermer dans ma chambre tout le reste de la semaine, en attendant de pouvoir réintégrer le lycée, de revoir Luc.
16 commentaires
DIANA BOHRHAUER
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Il y a 2 mois