Fyctia
11 - Planche à pain
—Et du coup, tu parlais de films de Noël tout à l’heure avec ton chocolat chaud. Tu regardes quoi le 25 décembre ?
Je remue mon thé avec la touillette en bois. Je réfléchis.
—Die Hard ou Gremlins, ça dépend des années.
Luc s’étouffe avec sa gorgée de café et se met à tousser. J’hésite à lui donner quelques tapes dans le dos pour l’aider, mais je n’ose pas le toucher. Je souffle sur mon gobelet encore fumant dont les effluves de menthe me parfument le bout du nez. J’adore l’odeur de la menthe - on en a plein dans le jardin - j’ai toujours adoré ça, passer ma main dessus, remuer les feuilles pour la renifler à pleins poumons, sauf peut-être celle synthétique qu’ils foutent dans les désodorisants pour les WC, pour faire disparaître l’odeur de merde. Cette menthe-là, elle pue. Du coup, ma mère achète plutôt celui senteur fraîcheur océan. En même temps, l’odeur de merde, quand on n’a pas de fenêtre dans les toilettes, c’est tenace, surtout celle de mon père.
Enfin… plus maintenant. Plus jamais.
Ma touillette en bois tourne de plus en plus vite, de plus en plus fort. Je finis par m’éclabousser et me brûler le bout des doigts. La douleur me ramène aussitôt dans le charivari de la cafétéria, auprès de Luc, qui me fixe, l’air mi-amusé, mi-atterré.
—Attends, Die Hard, piège de cristal avec une pluie de mitraillettes dans un bain de sang ? Sérieusement ? Un film de noël ?
—Y’a un sapin et des illuminations dans l’immeuble.
Il hausse les épaules.
—Ouais, c’est vrai.
—Et toi ?
Il rigole en se grattant le derrière de la tête, comme s’il était un peu gêné d’être franc.
—Tu te moques si je te réponds Love Actually ?
Je pense alors que c’est mignon.
—Non, je ne suis pas du genre à moquer. Je déteste ceux qui le font.
—Qui aime bien châtie bien, paraît-il.
—Eh bien je trouve ça débile et méchant. Pour moi, aimer quelqu’un c’est lui vouloir du bien justement. Se moquer, ce n’est pas vouloir du bien. Se moquer, c’est rabaisser l’autre, abîmer sa confiance en lui. Je pense qu’on peut être drôle sans abîmer les autres.
Je bois presque cul sec mon thé qui heureusement a refroidi. Je crois que j’en ai trop dit, que j’en ai trop fait. Luc va définitivement me prendre pour une folle. Ça me fâche. Je suis en colère contre moi-même. Je ne veux pas qu’il me prenne pour une folle, pas lui, pas le nouveau qui m’a prêté ses notes sur Dante et offert un thé à la menthe. Je veux qu’il me sourie encore, tous les jours de cette année qui a si mal commencé, qu’il me sourie en cours de français, à la cafétéria, devant le portail le matin… Parce que cette perspective me rend instantanément moins malheureuse, parce que grâce à sa simple présence, je crois que demain à l’aube, j’aurais déjà très envie de retourner au lycée.
—Je suis désolé.
Je jette mon gobelet vide dans la poubelle à côté de la machine à café.
—C’est moi qui suis désolée, j’avoue que je me suis un peu emportée.
—Non, je veux dire, je suis désolé pour tous les cons qui se sont moqués de toi.
Je recule, maintenant sur la défensive.
—Pourquoi ? On t’a raconté des trucs sur moi ? l’interrogé-je d’un ton que j’aurais voulu moins sec, moins agressif.
—Non. Personne ne m’a rien raconté. Je le devine, par rapport à ce que tu viens d’expliquer.
—Ah.
—Mais tu sais, t’es pas la seule, hein.
—Comment ça ?
—Je m’appelle Luc, je te rappelle.
—Et ?
—Je te laisse écrire Luc à l’envers, dans ta tête.
Cul.
—Oh, merde.
—Comme tu dis. D’ailleurs, mon surnom au collège, c’était tête de cul.
—Horrible.
—Ouais.
—Moi, celui qu’ils préfèrent me donner, c’est Paméla planche à pain, en référence à Paméla Anderson dans Alerte à Malibu, tu sais, la blonde en bikini rouge aux gros seins avec une planche de secouriste à la main. Et n’essaie pas de mater mon décolleté, j’en mets jamais. De décolleté.
Il sourit. Aujourd’hui, je porte un col roulé et un foulard par-dessus le col roulé. Autant dire que j’ai mis la dose pour camoufler ma poitrine inexistante. L’automne et l’hiver, c’est plus facile d’y échapper, de superposer les couches de vêtements. Mais l’été, on ne voit plus que ça, hélas. C’est d’ailleurs l’été de ma cinquième que j’ai eu le droit à mes premières vannes à ce sujet. La cinquième, l’année de mes douze ans, celle où j’ai eu mes premières règles, où mes seins ont donc arrêté de pousser - sans jamais avoir commencé à le faire d’ailleurs - pendant que les autres filles, elles, achetaient déjà leurs premiers soutifs. Il y en a même qui ont dû changer de bonnet au fil des ans. Je les ai déjà entendues se plaindre, ces filles là, en cours de sport, qu’ils étaient trop lourds à porter et que ça les pénalisait à la course d’endurance, que la prof devrait être plus indulgente. Elles m’avaient alors toisée dans les vestiaires, je me souviens. Forcément, moi, j’ai le torse d’une gamine de six ans et de longues jambes. Du coup, j’ai toujours excellé en athlétisme. Pas de problème de pesanteur, pas de trucs encombrants à traîner.
Sauf que je m’appelle Paméla, et c’est là le vrai problème.
Merci papa, pensé-je à la fois amère et triste de lui en vouloir encore alors qu’il n’est même plus là pour supporter mes plaintes sur ce prénom que j’ai toujours détesté.
—Paméla, pour moi, c’est pas Anderson, pour moi, c’est la femme de Jim Morrison, sa muse. Elle était trop belle et avait de petits seins. Comme toi.
Mon cœur se fige. Mon cœur bat à tout rompre. Il bat n’importe comment, dans tous les sens. Je crois que je n’étais pas prête à entendre ça. Luc, debout en face, n’a pas l’air mal à l’aise, bien au contraire, il a l’air d’assumer ce qu’il vient de me dire. Il semble sincère même. Et comme mon père, plus de doute possible, il est lui aussi fan des Doors, très renseigné sur la vie de Jim, le chanteur, ce qui me stupéfie.
Alors, je me demande.
Quelles étaient mes chances de tomber sur un mec de mon âge qui kifferait autant que mon défunt père un groupe de rock mort depuis des décennies ?
J’ai beau ne croire en rien, là, franchement, j’ai presque envie de croire au destin.
De croire en Luc.
22 commentaires
Clara Mazurier
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Il y a 2 mois
Vanille Lemoro
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Il y a 2 mois
IvyC
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Il y a 2 mois
DIANA BOHRHAUER
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Il y a 2 mois
Alexandra ROCH
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Il y a 2 mois
Renée Vignal
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Il y a 2 mois