Fyctia
Chapitre 8.2 - Jodie
– Qui vous a parlé d’eux ? demande-t-elle nerveusement.
Je peux sentir à quel point la seule évocation de ces deux hommes vient de changer son état d’esprit. Il me faut désamorcer son inquiétude et lui monter que je ne sais finalement pas grand-chose.
– Oh, à la fois tout le monde et personne, me contenté-je de répondre avec détachement. Je sens bien que leur nom inquiète les gens, mais je ne comprends pas vraiment pourquoi…
– Vous rigolez ? Avez-vous la moindre idée de qui il est question ?
Seigneur, l’efficacité de mon innocence m’impressionne.
– Non. Tout ce que l’on m’a laissé entendre, c’est que leurs activités attirent parfois de jeunes amish qui finissent par intégrer leurs rangs.
– Amish ? Votre frère est amish ?
– Oui.
– Donc vous aussi ?
– Tout à fait.
– Mais enfin qu’est-ce que vous foutez là, à demander après les Teresi comme si vous cherchiez de belles pâquerettes pour faire un de vos foutus bouquets séchés ?
– Je ne comprends pas…
Bien moins appliquée sur son rinçage, elle pousse un soupir exaspéré.
– Boh, un vieux cliché idiot, désolée. Écoutez, je ne peux rien vous dire, et vous ne devriez pas fouiner dans cette direction.
– Pourquoi cela ?
– Parce que c’est dangereux !
– Le danger ne me fait pas peur, réponds-je sereinement en la laissant essorer mes cheveux dans une serviette, je ne crains que la colère du Seigneur.
– Vous devriez. Croyez-moi, les Teresi, ils peuvent être bien plus mauvais que votre Seigneur.
– Le Seigneur n’est jamais mauvais, réfuté-je. Sa sentence est toujours juste.
– Eh ben pas celle des Teresi. Allez hop, on change de fauteuil.
– Je ne comprends pas pourquoi personne n’ose parler de ces hommes, persisté-je tandis qu’elle m’accompagne jusqu’à un second siège.
– Vous n’avez vraiment aucune idée de là où vous mettez les pieds, hein…
Sa remarque me semble chargée de compassion, tout comme l’air préoccupé que je perçois dans le miroir.
– Je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à mon frère. Ne donneriez-vous pas vous-même votre âme pour l’un de vos proches ?
Un sourire désabusé marque son visage méticuleusement maquillé.
– Oh, mon âme, vous savez…
Absorbée par sa tâche, ou peut-être par des pensées bien plus tourmentées, la coiffeuse démêle patiemment mes cheveux à l’aide d’un gros peigne. Le silence qui s’installe alors fait place à une musique rythmée que je n’avais jusqu’ici absolument pas remarquée.
– Je ne peux pas vous parler d’eux, reprend-elle comme si ces secrets finissaient par devenir trop lourds, mais une chose est sûre, heureusement qu’ils sont là. Enfin, surtout Vitale. Parce qu’Ocario…
Consciente qu’elle se laisse emporter, la jeune femme interrompt sa phrase en serrant les lèvres.
– Vous voulez dire qu’il vous aide ? tenté-je d’insister en observant méticuleusement l’expression de son visage dans la glace.
Son sourire me répond dans notre reflet.
– Vous êtes maline, pour une innocente amish, plaisante-t-elle avant d’échanger son peigne avec une brosse bien plus grosse.
De sa main libre, elle saisit un appareil branché au mur par un long câble. Elle appuie sur un bouton, et aussitôt, un vrombissement près de mon oreille me fait sursauter. À mon regard effaré, elle comprend et éteint immédiatement son instrument fou.
– C’est un sèche-cheveux, vous connaissez ?
J’acquiesce négativement, le cœur encore battant.
– Sérieusement ? Mais vous faites comment, chez vous ?
– Euh, nos cheveux sèchent tout seuls…
– Même l’hiver ?
– L’hiver, ils sèchent près du feu.
– Je vois. Jamais de brushing, du coup ?
– Je vous l’ai dit, je ne sais pas ce que c’est.
– Eh ben… Écoutez, ce truc va faire du bruit, mais vous ne risquez absolument rien. Il réchauffe simplement l’air pour sécher plus rapidement vos cheveux, c’est tout.
Si mon père me voyait assise dans ce fauteuil, au milieu d’une pièce diffusant de la musique et laisser une Étrangère utiliser un appareil électrique pour une chose aussi futile que sécher mes cheveux plus rapidement… Quelle déception serais-je à ses yeux…
C’est pour Samuel.
D’un signe de tête, j’autorise la coiffeuse à reprendre son travail, le ventre serré par la culpabilité de trahir un peu plus chaque jour chacune les convictions fixées par ma si chère communauté.
Durant de longues minutes, les mains habiles de la jeune femme manient brosse et sèche-cheveux dans une gestuelle incroyablement précise et hypnotisante pour mes yeux inexpérimentés. Peu à peu, mon apparence change et j’observe avec appréhension ce nouveau reflet se révéler dans le miroir qui me fait face. Mes cheveux retombent désormais de chaque côté de mon visage, rassemblés en de magnifiques mèches ondulées que je serais bien incapable de reproduire. Une fois l’appareil éteint, la coiffeuse se sert quelques gouttes de produit sur un chariot près de mon siège, l’étale entre ses mains puis le dépose délicatement sur les boucles dans un geste remontant.
– On m’a dit qu’ils protégeaient des commerces comme le vôtre, lâché-je dans une dernière tentative.
Son regard croise le mien dans le miroir tandis qu’elle continue de moduler ma chevelure comme bon lui chante.
– Vitale s’assure que personne ne vient nous causer d’ennuis, c’est vrai.
– Et son frère ?
Un court silence me confirme à quel point le sujet reste délicat.
– C’est pas la même chanson. Ocario ne se soucie de personne, il tuerait sa mère si elle se mettait sur son chemin. D’ailleurs je crois bien que ses parents sont morts dans des conditions douteuses et que tout le monde le soupçonne un peu. Écoutez, vous ne devriez pas vous soucier de ce genre d’affaires. Si je peux vous donner un conseil, vraiment… Rentrez chez vous.
– Mon frère est quelque part dans cette ville. Je ne repartirai pas sans lui.
– Sincèrement, si votre frère s’est mis à traîner dans les pattes de ces gars-là, il est peut-être déjà au fond d’un puits ou coulé dans une dalle de béton. Vous perdez votre temps, et vous seriez certainement plus en sécurité dans votre petit village sans wifi, sans armes et sans gangsters.
Son analyse me lacère douloureusement la poitrine. Ce n’est pas la première fois que l’on me suggère que Samuel n’est peut-être plus en vie, pourtant je suis incapable d’y croire. Et quand bien même, si le Seigneur l’avait rappelé à lui, il est hors de question que je laisse son corps dans ce monde qui n’est pas le sien. Je sais que, même si elle ne peut s’exprimer sur ce sujet, ma famille a déjà horriblement souffert de ne pas avoir pu accompagner l’âme de Jonah en raison de ses choix. Je ne veux pas les voir revivre cette douleur, en sachant qui plus est que Samuel, lui, n’a jamais choisi le Grand Monde.
Consciente que la jeune femme ne me donnera pas plus d’explications ni de piste à suivre, je décide de cesser de l’importuner sur le sujet et me contente de la remercier tandis qu’elle retire la cape de mes épaules.
– Vous devriez lâcher plus souvent ces jolis cheveux, me sourit-elle, ça vous va bien.
– Merci…
5 commentaires
Debbie Chapiro
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Il y a 10 mois
cindy37190
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Il y a un an
Solann
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Il y a un an
francoise drely
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Il y a un an
patricia Bellucci
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Il y a un an