Fyctia
Chapitre 7.2 - Jodie
La luminosité est encore belle lorsque j’arrive devant l’établissement indiqué par Moïra. Cet endroit semble bien connu des habitants, si j’en juge à la file d’attente qui s’étend jusqu’à la porte. Encouragées par les rayons du soleil, quelques courageux clients bravent l’air froid et sec qui balaye la ville depuis deux jours en dégustant leur boisson sur une terrasse coquette. D’autres sortent avec leur gobelet à la main et quittent directement les lieux, parfois un petit sac en papier à la main. Je croise peu de sourires et réalise à quel point le monde moderne semble renfermer les gens sur eux-mêmes. Ils vivent tous ensemble, serrés les uns contre les autres, mais se regardent à peine. À Layton, toutes les familles se connaissent, se saluent et s’entraident. Jamais il ne viendrait à l’esprit de qui que ce soit de croiser une personne, connue ou nous, sans la saluer. Perdue dans ce gouffre auquel je n’ai pas le choix que de m’accommoder, j’entre dans la boutique puis me place en bout de queue.
Après de longues minutes passées à observer la manière dont les employés servent leurs boissons, je comprends qu’il y a en réalité deux files d’attente. La première pour passer commande, la seconde pour récupérer cette dernière. Un brouhaha incessant me martèle les tempes, et lorsque vient mon tour, je dois prendre un instant pour me souvenir des mots de Moïra.
– Bonjour, je voudrais un Gingerbread Latte s’il-vous-plaît.
– La taille ?
Sans même lever les yeux, le serveur attend ma réponse en gardant un doigt en suspend au-dessus de son écran.
– Je, euh… Petite…
Il me considère alors d’un œil étonné, puis hausse un sourcil en passant à la question suivante.
– Un prénom ?
Je ne comprends pas vraiment en quoi mon identité changera le goût de ce breuvage, mais son attitude pressée me panique complètement.
– Jodie, mais pourquoi…
– Jodie, ça fait trois dollars quatre-vingt-cinq.
Hésitante, je sors les quelques billets que Moïra m’a laissés et les tends à l’homme qui me rend aussitôt la monnaie avant de s’adresser à moi avec le même empressement.
– Voilà Jodie, tu peux patienter sur le côté, ton Ginger sera prêt dans quelques minutes.
Sans même attendre la moindre réaction de ma part, il interroge aussitôt du regard le client suivant. Je suis impressionnée par ce rythme fou. Comment font les Anglais* pour vivre dans frénésie ? Sentent-ils seulement les caresses du vent sur leur visage, voient-ils encore les feuilles des arbres virevolter, les oiseaux batifoler ? Entendent-ils à quel point leur monde est bruyant ? Étouffant ?
Quelques tables sont encore libres au dehors, je choisis donc de m’installer devant l’une d’entre elles une fois mon city mug récupéré, et continue d’observer l’effervescence de cette communauté si différente de la mienne. Quelques groupes discutent entre eux, mais la plupart s’ignorent totalement, se bousculent presque lorsqu’ils se croisent sur les trottoirs comme si la place manquait. Absorbée par ce spectacle qui me semble de plus en plus désolant, je trempe lentement les lèvres dans la crème fouettée. Moïra avait raison, cette boisson est délicieuse ! Voilà enfin une chose qui me donne le sourire au cœur de ce tourbillon effrayant que représente Philadelphie.
– Vous êtes venue seule ?
Surprise par ce timbre effacé venu de nulle part, je sursaute et manque de m’étrangler avec ma troisième gorgée. Je lève les yeux sur la silhouette masculine qui se tient debout devant ma table, reconnaissant immédiatement l’homme au morceau de papier.
– Oui, acquiescé-je d’une voix tremblante.
À cet instant, je ne sais absolument pas où me situer sur l’échelle de la prudence. Par quel coup du sort est-ce que je me retrouve aussi loin de Layton, seule, attablée face à un inconnu dont le visage abîmé ne m’inspire aucune confiance ?
Pour Samuel. Tout cela, c’est pour Samuel.
– On a peu de temps, reprends l’homme nerveusement, on ne doit pas me voir vous donner des infos. Vous cherchez qui ?
– Mon frère, Samuel Graber. Il est amish et a disparu ici, à Philadelphie.
– Parlez moins fort. Et vous pensez qu’il s’est retrouvé lié aux Teresi ?
– Aux Teresi ? Ils sont plusieurs ?
Le sourire moqueur qui étire ses traits marqués souligne mon innocence.
– Ocario et Vitale Teresi sont connus de tous, ici.
– Je ne suis pas d’ici.
– Ouais, et ça se voit.
– Avez-vous vu mon frère ?
Un rire gras s’échappe de sa gorge aux veines saillantes.
– Je ne sais pas qui est votre frère, mais ce que je peux vous dire, c’est que vous ne devriez pas vous frotter aux Teresi. De toute façon, si votre frangin s’est retrouvé dans leurs pattes, il est peut-être déjà mort.
Au son de ces mots terrifiants, l’impression que l’on vient de m’amputer d’une partie de moi-même me tord l’estomac. Et s’il avait raison ? Si Sam n’était plus de ce monde ? Je peux sentir mon souffle manquer à cette seule idée, mes muscles s’éteindre les uns après les autres et mon cœur jaillir de ma poitrine comme s’il voulait hurler au monde entier l’injustice qui l’étrangle.
– Je… Si Samuel était… Je dois savoir ce qui lui est arrivé, et où il se trouve, balbutié-je.
– Eh ben bon courage, Mam’selle. Les Teresi tiennent la ville entière, et personne n’osera les défier pour vos jolis yeux bleus.
– Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ?
– Pour vous mettre en garde. Je vous ai vu demander des infos à n’importe qui en prononçant le nom d’Ocario, et croyez-moi, des deux c’est bien lui le pire.
*Anglais ou Etrangers : nom donné par les Amish aux personnes qui vivent dans "le Grand Monde"
12 commentaires
Debbie Chapiro
-
Il y a 10 mois
cindy37190
-
Il y a un an
francoise drely
-
Il y a un an
patricia Bellucci
-
Il y a un an
Claire puch
-
Il y a un an
Isabelle Montarras
-
Il y a un an
Emeline Guezel
-
Il y a un an