Fyctia

Le tintement de la vaisselle me tire brusquement du sommeil. Il me semble avoir rarement aussi mal dormi. Malgré mes prières pour m’acquitter de toutes les incartades de la soirée, la culpabilité a rongé mes pensées. Je me revoyais au milieu de toutes ces âmes perdues, un verre d’alcool à la main comme si je me joignais à leur décadence, et surtout, j’ai réalisé que moi, Jodie Graber, j’avais cédé à la facilité du jugement d’autrui. S’il y a pourtant bien une conviction qui me soit chère, c’est justement celle que personne ne mérite d’être jugé. Je suis née dans la foi, j’y ai grandi et j’ai la chance de vivre au sein d’une communauté qui me protège du monde que je viens de rencontrer. Le Seigneur me tend la main chaque fois que j’en ai besoin, il veille sur moi, sur mes actes comme sur mes pensées. Je n’ai aucun droit de juger ceux qui ne partagent ni ma foi, ni mon mode de vie. Les convictions de chacun naissent de l’environnement dans lequel ils évoluent. Comment tenir responsable de leur malheur des personnes qui n’ont aucune connaissance de ce qu’il existe de meilleur pour eux ?

Les bruits de portes me rappelant que Moïra se prépare pour le travail, je me dépêche de me lever pour la rejoindre au rez-de-chaussée. Le mot griffonné par l’inconnu me reste en mémoire comme si je le découvrais à chaque seconde, et le sentiment qu’une piste s’ouvre enfin me procure une satisfaction que je m’assure de cacher à celle qui me tend une tasse de café.

– Eh bien, tu as dormi comme une marmotte, me sourit-elle.

– Pas vraiment. J’ai même très mal dormi.

– Eh oui, ma première sortie m’a fait le même effet. Mais tu verras, si tu restes encore un peu ici, tu vas rapidement t’y habituer.

M’y habituer ? Que le ciel m’en préserve, par pitié…

Consciente qu’il ne me reste que très peu de temps pour obtenir les quelques renseignements dont j’ai besoin pour me rendre à mon rendez-vous secret, je ne perds pas une seconde de plus.

– Moïra, qu’est-ce que le Starbucks ?

Le regard qu’elle m’adresse, réhaussé d’un sourcil circonspect, traduit la surprise que ma question vient de provoquer.

– Hein ?

– Star… Starbucks, il me semble bien que ce soit ce nom-là. Qu’est-ce que c’est ?

– C’est un café, enfin plus précisément une chaîne, tu en trouves à peu près dans tous les quartiers ou presque. Il y en a d’ailleurs un au bout de Chestnut Street. Pourquoi cette question qui ne te ressemble absolument pas ?

M’attendant à cette réaction, une réponse était déjà prête dans ma tête.

– J’ai entendu des jeunes femmes parler de cette enseigne hier soir, mais je croyais qu’il s’agissait d’un autre bar dans lequel nous aurions pu trouver des renseignements. Tant pis…

– Non Jodie, ce n’est pas un bar. Mais ils font d’excellentes boissons à base de café et des pâtisseries à tomber par terre, tu devrais essayer. Ça te ferait une pause dans toute cette agitation d’ailleurs, vraiment je t’encourage à découvrir cet endroit.

– Je ne sais pas trop… feins-je d’hésiter.

– Écoutes, insiste Moïra en fouillant dans son sac à main, je te laisse de la monnaie sur la table, et quand tu auras fait et refait tous les recoins de ma toute petite maison, prends des vêtements dans mon placard et va faire un tour au Starbucks. Demande un Gingerbread Latte, c’est au pain d’épice et à la cannelle, tu vas adorer.

L’esprit tourmenté par le mensonge qui vient de franchir mes lèvres, mais plus encore par la satisfaction qui me tord l’estomac, je regarde ma cousine franchir la porte d’entrée sans soupçonner le moins du monde la manipulation dont elle vient de faire l’objet.

Honte à toi, Jodie Graber !

Je m’ébroue brièvement pour tenter de replacer au premier plan la promesse que je me suis faite en venant ici : retrouver la piste de Samuel, même si pour cela je dois me fourvoyer jusqu’au plus profond de mon être.