Léana Soal Pennsylvania Chapitre 6.2 - Jodie

Chapitre 6.2 - Jodie

Il fait nuit noire lorsque nous nous présentons aux portes de l’établissement, desquelles s’échappe à chaque battement les échos d’une musique assourdissante qui agresse déjà mes tympans. Mal à l’aise dans les vêtements que Moïra m’a obligée à porter pour éviter d’attirer les regards suspicieux, je la laisse discuter avec les agents de sécurité pour obtenir le droit d’entrer. En quelques minutes, nous nous engouffrons dans le hall bondé dont les odeurs de tabac, d’alcool et de transpiration m’étourdissent déjà.

– N’est-il pas interdit de fumer dans les lieux publics ? tenté-je de questionner ma cousine par-dessus le vacarme qui couvre ma voix.

– Ici, tout le monde s’en cogne. Cet endroit, comme beaucoup d’autres, détient ses propres règles et personne n’y colle son nez. À part nous… bougonne-t-elle en pensant que je ne l’entends pas.

Ma main nichée dans la sienne pour ne pas la perdre, nous nous frayons un chemin jusqu’au comptoir et prenons place sur deux tabourets libres.

– Tu bois quoi ? demande Moïra d’une voix aigüe pour contrer le son des baffles tout près du bar.

Mon air outré doit traduire à lui seul la réponse que je ne parviens pas à formuler, si j’en juge à sa manière de tordre les lèvres avant d’appeler le barman d’un signe de la main.

– Il n’y aura pas de verre de lait ici, cousinette, grommelle-t-elle, il va falloir te fondre dans la masse.

– Je ne vais pas boire d’alcool, Moïra…

– Non, mais on va tout de même te commander un verre et tu feras au moins semblant d’y tremper tes lèvres.

– Mais…

Sans égard pour mes contestations, elle répond au barman dans un langage que je ne saurais déchiffrer avant de replonger son regard maquillé dans le mien.

– Tu as bien dit que tu étais prête à tout pour retrouver Samuel, non ? Alors ça commence par éviter d’attirer l’attention, si tu veux pouvoir observer et te renseigner sans éveiller les soupçons.

– Je ne vais pas renier ce que je suis, protesté-je en touchant nerveusement la natte qui pend sur mon épaule.

Lorsque Moïra m’a parlé de vêtir des vêtements plus appropriés pour notre sortie de ce soir, je n’imaginais pas qu’il s’agirait également de ne plus porter la coiffe blanche qui me couvre constamment cheveux et oreilles. Consciente que le choc serait déjà grand, ma cousine a dégotté dans son immense penderie une robe longue qui se rapproche au maximum de mes jupons habituels, et m’a aidé à tresser mes cheveux de sorte à ce que la modestie reste le maître mot de mon apparence.

– Tout va bien, me souffle-t-elle dans un sourire, détends-toi.

– Je ne suis pas vraiment dans mon élément…

– C’est toi qui as voulu venir, Jodie, Si tu préfères, on rentre, ça m’ira très bien.

– Hors de question.

– Tu m’étonnes…

Les yeux qu’elle lève au ciel me heurtent quelque peu, mais je ne lui en veux pas. Moïra fonctionne désormais avec ses propres priorités, de nouvelles habitudes bien éloignées de nos coutumes. L’évêque nous explique toujours que ce qui peut nous blesser chez autrui ne le devrait pas. Nous vivons avec nos convictions, et chacun sur Terre est en droit de ne pas les rejoindre. Nous-mêmes, pouvons à tout moment décider de nous en éloigner. Nous aurons simplement à en assumer les conséquences, en particulier celle de ne plus exister au sein de la communauté.

Lorsque le barman dépose nos deux verres sur le comptoir, je ne sais quelle attitude adopter devant ce breuvage que je sais destructeur, aussi je préfère sortir de ma poche le dessin de Samuel pour le présenter au jeune-homme avant qu’il ne tourne les talons.

– Excusez-moi, auriez-vous déjà vu ce visage par ici ? osé-je en essayant de couvrir de ma voix frêle le son agressif que crachent les baffles au-dessus de nous.

D’un bref coup d’œil, l’homme observe le croquis avant de hausser négligemment les épaules.

– Aucune idée, M’dame, on voit beaucoup de monde ici.

– Je comprends. Et est-ce que le nom de Teresi vous dit quelque chose ?

Malgré le chahut incessant des spots lumineux dans la pénombre, il me semble bien voir traverser une fugace lueur de nervosité dans ce regard soudainement troublé. Ses lèvres se pincent tandis qu’il considère brièvement Moïra avant de revenir à moi.

– Non, connais pas. Désolé, j’ai du boulot. Bonne chance, M’dame.

– Merci…

– Jodie, tu ne peux pas poser ce genre de question de but en blanc comme ça, me réprimande ma cousine.

– Et pourquoi ça ? C’est pourtant bien le but de ma présence dans cet endroit de débauche.

– Oui, mais tu t’imagines bien que si l’homme dont tu parles est en lien avec la disparition de ton frère, c’est qu’il est dangereux. Alors, même si les gens le connaissent, je doute qu’ils te communiquent des informations comme ça, au beau milieu d’un bar de nuit.

– Bien, alors de quelle manière devrais-je m’y prendre ?

– Viens, on va déjà essayer de savoir si Samuel a été vu dans les parages dernièrement. Prends ton verre avec toi, et par pitié ne prononce plus ce nom.

Peu convaincue par son discours, je la suis néanmoins à travers la foule et l’observe questionner quelques danseurs. Régulièrement, elle me demande le portrait de Sam pour le montrer à ses interlocuteurs, en vain. Personne ne semble avoir croisé la route de mon petit frère, et tous ces Étrangers me paraissent bien plus concernés par l’impudeur qui règne dans ces lieux que par la disparition d’un jeune Amish. Je tente ma chance à plusieurs reprises, sans succès. De temps en temps et en dépit des recommandations de Moïra, je mentionne le nom d’Ocario Teresi et me heurte constamment à la même sorte de réaction : tel un nuage noir empreint de danger, la seule évocation de cet homme met un terme à chaque conversation.

– Je crois qu’on n’obtiendra rien de plus ce soir, m’adresse Moïra après encore quelques tentatives.

Il est vrai que nous n’avons rien appris sur Samuel ce soir, néanmoins, je repars d’ici avec une certitude : Si je veux éclaircir les pistes jusqu’à mon frère, il va me falloir trouver des informations sur ce monsieur Teresi qui effraie visiblement tout le monde ici. Quelque chose me dit qu’un lien existe bel et bien entre lui et la raison de ma présence à Philadelphie, alors, il représente désormais le premier maillon à viser pour remonter la lourde chaîne qui me conduira à Sam.

– Allez viens, on rentre.

La voix de Moïra me ramène immédiatement à la réalité de l’instant. Saisissant mes doigts dans sa paume, elle m’entraîne à sa suite jusqu’au bar pour reposer nos verres. Le mien est toujours plein, mais je préfère demander pardon pour avoir gaspillé cette boisson plutôt que pour avoir ingurgité de l’alcool, en particulier dans un endroit aussi peu fréquentable. De nouveau ballottée entre les silhouettes déjà bien ivres pour certaines, je récolte quelques coups d’épaules involontaires qui ralentissent mon avancée et m’obligent à lâcher la main de Moïra.

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4 commentaires

cindy37190

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Il y a un an

🥰🥰

Emeline Guezel

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Il y a un an

Petite pluie de like 🥰 n'hésite pas à faire de même si tu as un moment ❤️

Carl K. Lawson

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Il y a un an

on se soutient :)

patricia Bellucci

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Il y a un an

Chapitre intermédiaire...j'espère qu'elle ne va pas s'égarer
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