Fyctia

Quatorze mois plus tôt

“Mouais. Et à mains nues ?”

Edin rangea le parchemin et en tira un autre de la pile. Sans surprise, le motif était plus irrégulier. Les traits supposés être droit étaient sensiblement arqués. Les cercles étaient légèrement ovoïdes. Les courbes un peu décalées, les éléments flottants n’étaient pas parfaitement centrés. Malgré tout, la vieille mage hocha la tête.

“Pas mal. Un autre ?”

L’apprentie produisit une autre reproduction, d’une qualité assez semblable. La constance était nécessaire, un seul glyphe bien réussi ne voulait rien dire. S’ils étaient tous également acceptables, alors là et seulement là, la compétence de l’auteur était confirmée. Illina tira sur sa pipe et cracha la fumée du coin de ses lèvres.

“Pas mal. Entre ça et les livres que tu avales, je n’ai pas à me plaindre de tes progrès. Tu n’as vraiment jamais dessiné avant, gamine ?”

Elle secoua la tête avec détermination. Malgré les demi-compliments, aucun sourire ne fendait ses lèvres pincées. Ces mois passés avec la mage avaient appris à Edin qu’il valait mieux attendre avant de se réjouir. Tant qu’elle n’avait pas énoncé clairement quelque chose, elle ne le pensait pas ; par contre, une fois que les mots sortaient, ils étaient sincères. Quoique parfois plus tranchants que nécessaire.

“Et ton flux de magie ? Tu arrives à bien le ressentir ?”

Cette fois elle acquiesça. Percevoir l’énergie en soi était absolument essentiel pour un mage, c’était la première étape avant de pouvoir sentir celle qui imprégnait le monde et l’utiliser. Elle avait peiné à saisir le truc, à comprendre ce qu’elle cherchait exactement. Aucun sens habituel ne ressemblait à ça. Mais depuis que ce léger mouvement le long de son dos lui était apparu, elle s’y était accrochée. Avait cherché en elle tout ce qui pouvait y ressembler, jusqu’à le ressentir dans chaque recoin de son être. Maintenant ce mouvement ne la quittait plus, il était comme une constante au fond de sa conscience.

“Il était temps. Tu es prête pour apprendre de la vraie magie, maintenant.”

La mage se dirigea vers la fenêtre ouverte d’un pas lent. Edin se dressa de son pupitre et la rejoint en quelques pas. Dehors, la clairière s’était emplie de petites fleurs qui piquetaient l’herbe de couleurs éclatantes. Quelques oiseaux s’y promenaient, leurs becs sondaient à la recherche de graines ou d’insectes à l’abandon. Un nuage de fumée monta des lèvres d’Illina devant le visage de son apprentie.

L’été était bien avancé. Huit mois plus tôt, Edin était arrivée en plein hiver, et depuis, elle avait appris tant de choses. Ses objectifs attendaient toujours derrière un lointain horizon, mais le monde dans lequel elle vivait désormais n’avait plus rien à voir avec celui qu’elle avait quitté. Sa nouvelle mentore lui avait fait lire l’entièreté d’un épais volume sur la nature de la magie. Calculer, encore et encore, ajoutant des notions de plus en plus complexes aux exercices. Apprendre à manier tous les instruments de mesure possible pour dessiner, sculpter, graver. Ensemble, elles avaient disséqué un coucou, une grenouille et un lapin pour comprendre l’anatomie des choses vivantes. Dansé des motifs complexes pour s’habituer à bouger son corps de nouvelles façons. Décortiqué des cartes pour comprendre l’histoire et la topographie des royaumes représentés. Et en tout ce temps…

La vieille femme se retourna. Edin se décala pour la laisser passer et s’appuya sur le cadre de la fenêtre, pensive. Dans son dos, la mage commença à mettre de l’ordre dans quelque chose et les quelques minutes qui suivirent furent rythmées par le bruit de métal ou de bois qu’on traînait, posait, poussait.

“Vous m’avez jamais dit pourquoi vous avez accepté de me prendre comme apprentie.”

“Et toi - rétorqua la mage d’une voix cinglante - tu ne m’as jamais dit pourquoi tu voulais apprendre la magie.”

Le bruit de ménage se poursuivit. Les sons irréguliers rythmaient les pensées de l’adolescente. Elle voulut pencher la tête vers l’avant, l’enfouir contre sa poitrine pour s’isoler du monde, mais sa corne se prit dans la traverse.

“Vous m’avez pas redemandé.”

“Parce que ça ne m’intéresse pas. Tu es sérieuse, tu écoutes ce que je te dis, tu retiens bien, tu te concentres quand tu travailles et tu n’es pas attirée par des trucs malsains. J’ai pu voir ton éthique et ta personnalité à l'œuvre, je n’ai pas besoin d’en savoir plus.”

Cette fois, un léger sourire se dessina sur les lèvres d’Edin. Elle doutait de mériter cette confiance, mais les mots de sa mentore lui firent tout de même chaud au cœur. La franchise brutale d’Illina était parfois intimidante ou écrasante, mais elle magnifiait aussi le positif.

Doucement la mélodie du rangement se tut, et un filin de fumée s’éleva dans le coin du regard de l’apprentie. Elle tourna la tête vers la mage, revenue se percher à la fenêtre.

“Ce sont tes cauchemars qui te donnent du vague à l’âme comme ça ?”