Fyctia
24.
Au-delà de l’arche qui sépare le jardin japonais de la rue, Héloïse découvre un rassemblement bien plus fourni qu’anticipé. Elle s’était attendue à une quinzaine de personnes, elles sont bien une cinquantaine à se masser sous le ciel plombé. Une seconde, elle songe qu’un autre événement a peut-être lieu au Nitobe ce matin, la suivante, elle se souvient que Daniel a parlé d’obtenir l’accès juste pour eux.
Cette constellation d’inconnus qui gravitaient autour de Gal la fascine.
Elle se glisse sur le chemin en prenant garde à demeurer hors des pelouses soigneusement entretenues. Les invités convergent vers le pont qui enjambe l’étang et le petit kiosque en bois qui le jouxte. Il ne pleut pas encore.
Eliott est sorti tôt, elle ne l’a pas croisé, mais l’a entendu partir. Il a échangé quelques mots avec quelqu’un, peut-être au téléphone, peut-être de visu. Quand elle s’est levée, Héloïse a réalisé qu’il n’avait pas emporté sa guitare et a hésité à lui envoyer un message avant de renoncer. S’il ne l’a pas prise, c’est qu’il n’en a pas besoin.
Elle a pensé que, peut-être, il ne viendrait tout simplement pas. Un trait tiré sur ce passé douloureux qu’il veut évacuer le plus vite possible. Elle l’aperçoit, cependant, sa chevelure rousse se détache sur l’environnement terne, parmi ses amis. On lui parle, on pose une main sur son bras, son épaule, il reste stoïque et pâle dans son costume noir un peu désuet. Elle ne cherche pas à s’approcher.
Bien sûr, elle n’esquivera pas toutes les condoléances. Quelqu’un la trahira, si pas Eliott alors Daniel, qu’elle voit s’affairer sous le kiosque, un bloc-notes à la main, en grande conversation avec une fille brune qu’elle ne connait pas. Le professeur Heresford est présent, lui aussi, flanqué d’une paire d’individus plus austères, plus âgés que l’immense majorité de la foule, sans doute d’autres universitaires.
Héloïse garde ses distances, erre en bordure du groupe, mains dans les poches de sa parka. Tout le monde n’est pas vêtu de noir, loin de là, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se sont réunies pour rendre hommage à son petit frère.
Vera, en vert et jaune, soutient Eliott. Daniel les rejoint, ils discutent un moment, fébriles. Eliott acquiesce, Vera intervient, Daniel consulte ses papiers, puis opine. Héloïse regarde son téléphone, il est désormais onze heures.
Ils se déplacent vers la maison de thé et les endeuillés se regroupent. Daniel grimpe sur la terrasse, là où il sera vu de tous, mais ne franchit pas le seuil. Le silence se fait peu à peu, les têtes se tournent vers le maître de cérémonie.
Héloïse écoute ses premières phrases, d’accueil, de chagrin, puis n’entend plus rien. Les gens se font taches claires sur fond brun, des dos et des épaules, des cheveux, des manteaux. Leurs voix se mêlent au murmure du vent timide qui agite les branches presque nues. Daniel introduit le professeur Heresford, puis une femme prend la parole, un duo joue de la guitare et de la flûte, quelqu’un récite ce qui ressemble à un poème, Vera intervient à son tour, puis Daniel, qui s’étale et fait rire l’assemblée, avant qu’un trio ne chante. Eliott reste silencieux et immobile, au premier rang, on se succède auprès de lui, amis et étrangers, il recueille les regrets, le réconfort, la commisération du monde entier. C’est très bien comme ça. Héloïse n’en veut surtout pas, ce serait la pire chose possible, de refermer le livre alors que l’histoire n’est pas terminée.
De la périphérie du groupe, elle recule, se fond dans l’ombre d’un arbre, d’un second, les feuilles orange et dorées des érables japonais jonchent le sol en un tapis magnifique, elle remonte le chemin de gravier gris vers le portail, indécise. Sans doute ne peut-elle pas complètement fuir, mais elle peut, un moment, s’écarter. Elle dépasse le sentier qui mène à l’île, contourne l’étang jusqu’à la cascade – trois cailloux, un flux tranquille, imitation de la nature dans cet endroit où tout est calculé – continue sur la berge opposée et s’arrête sous un chêne rouge.
De loin, le rassemblement parait moins effrayant, moins définitif. Elle tâte ses poches à la recherche de son téléphone, mais le sortir en pareille occasion lui semble vaguement indécent.
Les cendres de Gal sont toujours sur la cheminée, en instance de rapatriement. Aurait-il aimé qu’elles soient dispersées ici ? Est-ce seulement autorisé ? Peut-être. La loi est généreuse, dans cette province, beaucoup plus qu’en Belgique.
Héloïse n’est pas encore prête à les lâcher.
Le groupe se délite, la cérémonie s’achève. Si certains prennent aussitôt le chemin de la sortie, d’autres s’éparpillent en solitaire ou par grappes pour bavarder, méditer, profiter de la beauté des lieux.
Se recueillir.
Tôt ou tard, quelqu’un passera à proximité d’elle, lui demandera si elle va bien, elle doit s’y préparer. Ils sont censés se retrouver dans un restaurant voisin, pour boire un verre, grignoter, échanger des souvenirs bénis d’un temps révolu et d’un homme qui déjà se métamorphose dans leurs réminiscences, plus grand que nature, magnifié, en bien comme en mal.
Eliott est sur le pont, Vera lui parle, il parait désorienté, comme s’il allait sauter pour nager, un moment, avec les carpes koï. Gal les avait inventoriées, à la faveur d’un pseudo-projet scientifique, leur avait donné des petits noms. Trois taches, Réglisse, Dalmatienne, Orangette. Elle se rappelle les photos imprécises de dos écailleux dans l’eau verte, de la myriade d’alevins dans l’ombre du pont.
Des poissons qui vivent des dizaines d’années, certains plus âgés que Gal.
— Ça va ?
Elle ne sursaute pas. Daniel lui adresse un sourire contraint, elle l’imite.
— Ça va.
Il semble embarrassé, mains dans les poches de son manteau noir.
— Merci de nous avoir laissés organiser ça.
— Vous auriez pu le faire quoi que j’en dise, se défend-elle.
— C’est vrai.
Ils restent silencieux un moment, observent les feuilles qui jonchent la surface de l’étang.
— Tu vas venir à la réception ?
— Oui.
— Chouette.
Il soupire.
— Je suis désolé que nous l’ayons perdu. C’est comme si… comme si vous nous l’aviez confié… et que nous n’avions pas su le protéger.
Elle lui jette un coup d’œil.
— Le protéger de quoi ?
— De lui-même. Ses démons intérieurs.
Daniel parait songeur. Héloïse fronce les sourcils.
— J’aurais dû voir les signes, les prendre au sérieux. J’en suis désolé, vraiment désolé.
Il ressasse son explication psychiatrique, une fois encore. Les psychotiques qui se suicident, c’est si fréquent, Daniel n’a pas tort de l’envisager. Sauf que Gal ne l’était pas.
— Il avait des propos paranoïdes ? demande alors Héloïse.
Daniel grimace.
— Sur le moment, je ne l’ai pas interprété comme ça. Il était fébrile, mais… je n’ai pas réalisé qu’il surveillait ses arrières. Je te dis… je suis passé à côté de tout.
Il guette quelque chose sur son visage, mais elle n’a rien à lui offrir. Elle a connu Gal exalté, mais jamais paranoïaque. Il hoche la tête et renonce.
— On devrait y aller.
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camillep
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Il y a un jour
Mary Lev
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Il y a 2 jours
Nicolasm59
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Il y a 3 jours
aurora.R
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Il y a 5 jours