Fyctia
23.
Quand Héloïse pousse la porte de l’appartement, une faible lumière y brille encore. Elle découvre qui Eliott l’attend, debout dans le salon, bras croisés, échevelé.
— Mais putain, où est-ce que tu étais ? s’exclame-t-il aussitôt, furieux.
Décontenancée, Héloïse reste figée dans l’entrée.
— C’est à moi qui tu parles ?
S’il y a bien une chose qu’elle n’a jamais pu supporter, c’est qu’on la rudoie sur le seuil. Une spécialité maternelle. L’écho est d’autant pire.
— Oui, à toi ! À qui d’autre ? Je t’ai envoyé plus d’une dizaine de messages, ces deux dernières heures ! Je me suis inquiété !
— Ouh là, je suis majeure, hein ! C’est vendredi soir !
En réalité samedi matin, désormais.
— Ce n’est pas la question ! Répondre, ça se fait !
Elle hausse les épaules et retire son manteau.
— J’avais mis mon téléphone en silencieux.
Elle l’extirpe d’une de ses poches, sans se presser, contemple l’écran où s’échelonnent, c’est vrai, un nombre conséquent de notifications. Rien sur Telegram, en revanche.
Rien de rien, comme une heure plus tôt, deux, trois.
— Désolée, maugrée-t-elle.
Espérons qu’il en reste là, parce qu’elle n’est pas d’humeur, pas du tout, et à titiller un crocodile, il va se faire mordre.
— Tu es exactement comme ton frère, grogne Eliott. Les sentiments des autres, tu n’en as rien à foutre.
Elle redresse la tête et le foudroie du regard.
— Et tu te soucies des miens, peut-être, en vidant cette baraque sous mes yeux, comme si Gal n’avait jamais existé ?
Il sursaute comme si elle l’avait frappé.
— Pourquoi j’aurais dû réagir à tes messages ? T’es qui, au juste ? Un rat qui abandonne le navire, voilà. Fiche-moi la paix. J’ai vécu dans cette ville, je sais prendre un bus, aller boire un verre, à quoi ça rime ces inquiétudes ? Je n’ai plus quinze ans !
— Vu les circonstances, j’ai pensé…
— Tu as pensé quoi ? Gal est mort par accident, non ? Qu’est-ce que tu crois que je risque ?
Elle le fixe droit dans les yeux, il ne répond rien, livide. La colère se mue en affliction, sans prévenir, puis en rire. Héloïse glousse sans joie, dépitée.
— En plus, j’avais la bombe anti-ours.
Elle la sort de son sac et l’exhibe, puis rit de plus belle.
— Et tu sais quoi ?
Elle la secoue.
— Elle est vide, cette bombe.
Elle la balance sur le divan puis rentre dans la chambre. Qu’il aille se faire voir, ce con. Elle se change rapidement, il est tard, la cérémonie a lieu dans trop peu d’heures, mais elle s’en moque. Elle se mettra à l’arrière du petit groupe, ira musarder entre les arbres, caresser les écorces, jusqu’à la cascade ou dans la broussaille plus sauvage qui surplombe les étangs.
Tous ces mots creux, prématurés, hommage à cette belle âme, ce monstre, cet abruti, cet ange, parfois, quand il prenait le temps.
La lampe s’éteint dans la pièce principale. Eliott va dormir dans le canapé, et c’est tant mieux. Ça lui permettra de répéter sa ritournelle pourrie sans la faire chier. Elle se couche, se retourne à droite, à gauche, le chagrin et la rage lui envahissent les tempes, la poitrine et les yeux.
Est-ce qu’elle arrivera à monter dans l’avion, si l’oiseau reste silencieux ? Elle a prétendu avoir les cahiers, un mensonge, un appât.
Elle rattrape le téléphone, s’éblouit dans sa lumière qui s’estompe à retardement, puis voyage.
Félix Shearwater.
Un grand gars à lunettes, nez pointu, cheveux châtains, sourire compassé sur sa photo officielle.
Peut-être un complotiste, simplement. Un de plus.
Quand Gal était enfant, il revenait souvent de l’école en racontant des histoires incroyables. Conflits de demi-portions, chevaliers en culottes courtes, luttes pour la domination du terrain de jeu. Trafic de cailloux et de brindilles, raids contre les camps ennemis, prise d’otage, souterrains creusés sous le gazon, espionnage. Zombies, sous-fifres, trahisons, contrebande, armée de maternelles et généraux de dix ans, exécutions publiques, contre-offensive, dinosaures domestiques, raz-de-marée, promesses de vengeance.
Ensuite, au coucher, il ne parvenait pas à s’endormir, emporté par ses propres fables, craignant la foudre qui s’abattrait sur lui le lendemain, lorsqu’il retournerait à l’école. Leur mère s’asseyait sur le lit et, après s’être émerveillée du galop de son imagination fantastique, tentait de lui ramener les pieds sur terre.
Pas de guerre. Pas de tunnels, de pièges, de tranchées, d’explosions. Pas de fourche, de bûcher, de décapitation.
Juste Louis, Hugo, Maxime et Arthur, ce brave Arthur, qui s’inventent un monde, le temps d’une récréation.
Difficile. La distinction entre la réalité et le mensonge, même le sien, n’a jamais été son fort, quand il était plus jeune.
On en fera un écrivain, disait leur mère.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle il a fini par détester la fiction, une forme de stratégie de défense pour garder s’empêcher de dériver. L’époque devait être rudement compliquée, pour lui, à louvoyer dans cet univers où tout est devenu discutable ou transformé.
Héloïse retourne aux photos qu’il a prises. Le cimetière où est enterré Horatio Miller. Puis des arbres, encore et encore. Elle s’arrête sur l’un d’entre eux, moins remarquable, des buissons. Il y a une route aussi, une plage. C’est le croisement où le journaliste a chuté sur l’asphalte, avant d’être percuté. Gal a eu besoin de voir les lieux, de mesurer les risques, de toucher. Peut-être a-t-il même fait du vélo.
Elle revient à la conversation Telegram avec @hummingbird, remonte jusqu’aux liens qu’il a listés pour Gal, au lendemain de leur rencontre.
Celui qui mène à X renvoie sur la page d’une certaine Mayumi Trillium, photographe freelance. Son fil est rempli de clichés d’arbres orange, roses et rouges, de fleurs automnales, de fougères, de champignons, accompagnées du nom de l’endroit et du sujet immortalisé.
Celui qui mène sur GoogleMaps se pose au cœur d’une zone brune, hors route, à l’ouest de Vancouver Island, non loin du parc de Pacific Rim.
Tout devient flou, brouillé par la fatigue.
Héloïse ferme les yeux, les rouvre, bâille, son regard refuse d’accommoder davantage, l’écran reste une tache, qui perd en intensité.
Demain, songe-t-elle.
Elle parie que Gal a rencontré Mayumi sous les cèdres géants des jardins Van Dusen.
Elle les aperçoit, deux silhouettes entre les troncs, et les suit quelques pas en arrière, sous ces branchages qui tissent une toile d’araignée sur le ciel. Ils devisent à mi-voix. Il a les mains dans les poches de son coupe-vent anthracite, elle porte un imperméable fleuri. Leur différence de taille prête à sourire. Ils s’engagent dans le sous-bois, sur une sente presque invisible, et l’ombre les avale. Héloïse s’élance, mais quand elle atteint la lisière de la forêt, ils ont disparu.
32 commentaires
camillep
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Il y a un jour
Merle Hewitt
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Il y a 4 jours
aurora.R
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Il y a 5 jours
Mary Lev
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Il y a 2 jours
.cbh.
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Il y a 5 jours