Fyctia
22.
Assise à l’arrière du bus, Héloïse sort son téléphone et rouvre Telegram. Olivia lui a déjà envoyé un message, juste un accusé de réception pour cimenter leur alliance. Elle peine à le lire, aveuglée par l’angoisse. Curieusement, cette baraque pleine d’inconnus avait des allures de sanctuaire. Elle aurait pu accepter l’invitation à rester pour le souper, se mêler à ces étudiants étrangers, respirer un instant, oublier. Mais ça n’aurait fait que retarder l’inévitable.
Elle cligne des yeux jusqu’à retrouver un semblant d’acuité, puis retourne à la conversation avec @hummingbird. Elle ne peut pas être certaine, à cent pour cent, qu’il s’agit de la personne que Gal a rencontrée au gala.
Potentiellement Félix Shearwater, mais même de ça, elle n'est pas sûre.
Ils ont tous deux des noms d’oiseaux*, cela dit.
Gal avait consulté les horaires du ferry pour Victoria dans les derniers jours précédant sa mort. A-t-il eu le temps de s’y rendre ?
Elle doit s’y reprendre à trois fois, ses doigts hésitent sur les touches, enchaînent les fautes de frappe, les mauvais choix de suggestions automatiques.
Cette fois, elle envoie, puis range le petit objet dans sa poche. Les vitres du bus sont couvertes de gouttes d’eau qui cheminent, on entend le fracas de l’averse contre la carrosserie, derrière le grondement sourd du moteur. Autour de la jeune femme, les uns scrutent leur téléphone, les autres bavardent dans une myriade d’idiomes, reflet de l’incroyable diversité vancouverite.
Bruxelles n’est pas très différente, de ce point de vue, même si l’altérité semble bienvenue ici, et réprouvée là-bas. En réalité, c’est incomparable. Le Canada trie ses invités sur le volet et ne garde que ceux qui lui plaisent.
Héloïse se repose dans le brouhaha tranquille de ces vies étrangères. Si le téléphone couine, elle ne l’entendra pas, et c’est très bien, c’est le but.
D’abord reprendre son souffle.
Une porte s’est entrouverte. Olivia Farrell est prête à croire qu’Horatio Miller a été assassiné, prête à croire que Gal l’a été, lui aussi. Mais comme Eliott, elle guette davantage. Contrairement à Eliott, elle a la tête sur les épaules.
Ou alors pas ?
La journaliste lui a parlé avec candeur, émotion, nostalgie, lui a livré un récit qui devait sortir. Dans son contexte professionnel, Héloïse récolte souvent ce genre d’aveux.
Je ne l’avais encore jamais dit à personne.
Le pouvoir d’un sourire, d’un regard, de l’écoute, de la blouse blanche et de la promesse d’un secret.
Rien de tout ça, ici.
De l’empathie envers une personne endeuillée, qui mène à la confidence, parce qu’on ne va pas lui faire l’injure du silence en plus de la douleur.
Peut-être.
Héloïse se force à respirer.
Il faudrait qu’elle consulte son téléphone, mais elle ne s’en sent pas encore capable.
Peut-être qu’il a déjà sonné.
Le bus ronronne le long de Mackenzie puis s’engage dans MacDonald, gagne le croisement avec Broadway. Héloïse reste assise, dépasse l’endroit où elle aurait dû descendre, le véhicule poursuit sa route tranquille, décharge quelques passagers et en embarque d’autres, de plus en plus nombreux à mesure que le pont qui conduit à Downtown se rapproche.
Un vendredi soir à Vancouver.
Elle pourrait encore s’arrêter à la plage. Marcher sur le chemin de pierre, fouler le sable, rejoindre les promeneurs, sans doute rares, vu la pluie.
Dernière chance, aussitôt perdue.
Le bus vire sur la gauche, s’engage dans la circulation plus dense qui traverse le Pont Burrard et déferle sur la presqu’île de Downtown. Héloïse compte trois arrêts puis descend.
Mauvais endroit, mauvaise idée.
Les rues sont encombrées de noctambules qui se hâtent sous leur parapluie, quelques âmes à la dérive végètent sous le porche de magasins fermés. L’une d’entre elles déambule et interpelle des passants sourds et aveugles. Héloïse, comme tout le monde, presse le pas.
Un bloc plus loin, elle tourne dans une artère plus étroite, lève les yeux vers les enseignes lumineuses, localise sa destination et franchit la porte sans se donner le droit d’hésiter.
La chaleur la fige une milliseconde, suffisante pour que l’environnement s’engouffre en elle, la musique folk, les tables de bois sombre, les affiches de concert, d’expositions, de film, les odeurs de bière, la faune encore parsemée du début de soirée.
Héloïse n’a jamais mis les pieds au Black Squirrel. La majorité est à dix-neuf ans, en Colombie Britannique, et elle n’en avait que seize quand elle a arpenté ces rues, autrefois. Les fêtes se déroulaient derrière la façade des maisons cossues de ses camarades de classe, sur les plages ou, à une reprise, chez elle. Ils ont cassé une vitre, à cette occasion, un accident dissimulé ensuite par une pile de coussins, découvert trois mois plus tard. Ses parents ont accusé Gal, elle n’a jamais rien avoué.
Elle s’installe à une petite table entre deux groupes bruyants et commande un cidre avant de se souvenir qu’on le sert toujours en quantité excessive.
C’est l’heure d’affronter.
@hummingbird sait que Gal est mort. Comment l’a-t-il appris ? Elle n’a pas fait la une du Vancouver Post. Peut-être a-t-il suffi d’un silence, d’un rendez-vous manqué au moment critique.
Il est en ligne, cet étranger. Responsable. Coupable, même.
Elle le hait, subitement.
Il ne répond pas.
Elle attend, attend, attend, mais l’écran reste vide.
Elle songe à l’insulter.
Ce salopard qui envoie des gamins insouciants sur des pistes sordides.
Sa demi-pinte de cidre lui fait de l’œil, provocante, une panacée qui semble si séduisante, pour tempérer tout ce chaos.
Espèce d’enflure.
Elle prend une gorgée, une deuxième.
Cette fois, elle attend sans se faire d’illusions. L'oiseau anonyme s'est envolé et reviendra lui siffler à l'oreille quand il l'aura décidé.
Saleté de volatile.
Il ne lui reste plus qu'à terminer son cidre en solitaire, furieuse et défaite, dans le bar où son frère a été assassiné.
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* hummingbird : colibri, shearwater : puffin
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