Leo Degal Par vent couvert 21(2).

21(2).

— Pourtant la mort de votre ami était un accident, ose Héloïse, pour tester son interlocutrice.


Une alliée ne serait pas de refus, vu la défection d’Eliott.


— Oui. Pourtant c’était un accident. Mais ça a été une sorte d’électrochoc. Le mode de vie est épuisant, le fiel constant, la pression des hauteurs à peine moindre. On était trop virulents, trop bavards, on ne savait pas la fermer, on manquait de réserve… Le couperet allait tomber tôt ou tard. Les scoops fracassants, c’est toujours agréable, la reconnaissance des pairs, la sensation d’avoir fait du bon boulot, d’avoir servi la société… Mais il faut vivre avec le reste. Il faut avoir les reins. Et en ces temps orageux… Toute vérité n’est pas bonne à dire… et de toute façon, beaucoup de gens s’en fichent, de la vérité. Surtout quand elle ne va pas dans le bon sens.


Olivia s’autorise un sourire las.


— Qui veut savoir que le gars qui vient d’être élu est corrompu, ou qu’il ne tiendra pas ses promesses, que l’air qu’on respire nous empoisonne, que la bouffe va nous donner le cancer, qu’elle détruit le sol ou dépend de l’esclavage de gamins en Afrique, qu’on est manipulés et qu’on ne peut rien y faire ? Moins on en sait, mieux on se porte, dit l’adage. Le job est ingrat, douloureux, et à force d’avoir le nez dans la merde toute la journée, on se fane. Logique. Je n’en veux à personne. Nous étions déjà fragiles et c’était la goutte de trop.


Pas besoin d’y voir autre chose, bien sûr. Un drame suffit à tout remettre en question. Héloïse connait ce mécanisme, il frappe nombre de ses patients. Et peut-être est-ce ce qui la guette, elle aussi, aujourd'hui ou demain, si elle s'y abandonne.


Ce n'est pas le moment.


— Je pense que Gal s’intéressait aux circonstances de la mort d’Horatio Miller, reprend-elle. Quelqu’un lui en a parlé à ce gala.


Olivia fronce les sourcils.


— De sa mort ?

— Ça correspondait à son sujet de recherche. Les activistes écologistes qu’on élimine parce qu’ils gênent. Personne n’a remis en doute la thèse de l’accident ?


La question est sortie. La journaliste reste silencieuse une seconde, comme paralysée, puis hoche lentement la tête.


— Si, bien sûr. Quand ça s’est produit, le premier élan de chacun a été de penser que c’était impossible. Tib était un gars stressé et il était parfaitement conscient de ses limites à vélo, même s’il voulait dépasser sa peur. Qu’il ait emprunté Tolmie Street, déjà, paraissait absurde, surtout par ce temps. Aucun d’entre nous ne sait ce qu’il allait faire dans ce coin. La rue donne sur Marine Drive puis sur la plage. Est-ce qu’il avait rendez-vous avec quelqu’un ? Aucune idée.

— Mais vous trouvez ça tiré par les cheveux, en réalité. L’idée qu’on ait pu…


Héloïse espère soudain, de toutes ses forces, que cette femme plus âgée, plus expérimentée, qui connaissait Horatio Miller et Gal, va couper court à ce cauchemar. Secouer la tête. Rire. Lui offrir la preuve irréfutable que son frère, son formidable frère, s’est perdu dans un délire. Que personne n’a assassiné personne.


— Le pousser sous le bus ? Oui, sans doute est-ce ridicule. Mais en même temps, des journalistes meurent chaque année dans des circonstances violentes. Et tous ne le sont pas sous les bombardements. On en fait taire une partie, on se venge des autres, et on utilise les derniers comme exemples, histoire de ramener les collègues dans le rang. Ailleurs, surtout, autrefois. Mais les temps changent.


Exactement le contraire de ce qu’avait espéré Héloïse.


— Donc vous croyez à la thèse du meurtre, lâche-t-elle, résignée.

— Non, la corrige Olivia. Mais je ne l’écarte pas non plus. À l’époque, il y a eu toute une théorie sur un texto qu’il aurait envoyé quelques minutes avant de mourir. Il y disait être suivi par une voiture qui lui collait aux fesses. L’information est apparue sur Twitter, puis a disparu quelques heures plus tard, comme le compte qui l’avait publiée.

— La famille n’a pas creusé ?

— Ha ! Non. Vous connaissez la mère de Miller ?

— Non, je n’avais jamais entendu parler de lui.

— C’est une chanteuse américaine. Pas très fréquentable au départ, mais qui a viré franchement républicaine. Sa carrière a périclité ces dernières années, et elle a fait ce qu’ils font tous pour maintenir leur niveau de vie : de la pub. Elle a choisi l’industrie automobile, peut-être parce que le chèque était dodu, peut-être pour faire bisquer son fils indigne. Quand il est mort, la seule chose qu’elle a réussi à dire, c’est que le vélo était un moyen de déplacement dangereux.

— Il avait une sœur, aussi, plus jeune ?

— Oui. Cordélia. Ils étaient assez proches, je pense, mais elle habite en Californie. Elle est venue pour l’enterrement, puis repartie. D’entre nous, Ihsan a été le seul à pousser pour la thèse du meurtre, et ça lui a coûté cher. C’est ce qui a précipité sa démission du Post, après qu’il ait dû s’excuser publiquement. Il n’y avait aucune preuve, d’aucune sorte, vraiment. Juste une conviction que sa mort arrangeait trop de monde. Mais ça ne suffit pas. Le hasard est parfois cruel.


Pas Ihsan, pas Olivia, pas la famille.


— Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui y croit encore ? Qui aurait été à ce gala ?


Son interlocutrice hoche la tête, songeuse, et la jauge un instant.


— Oui. Félix. Je suppose que Lisa a pu lui présenter.


Le cœur d’Héloïse tambourine, pressant, elle frémit dans ses vêtements humides.


— Félix ? Lisa ?

— Lisa est la journaliste environnementale actuelle du Post. Félix, c’est un ami de Tib. De jeunesse. Ils étaient à l’école ensemble, à Lord Byng. Félix est biologiste à l’université de Victoria, sur Vancouver Island. C’était un peu son référent scientifique, quand il avait besoin de vérifier les aspects techniques d’une question. Félix n’a jamais accepté la thèse de l’accident. Mais bon… c’est un sentimental. Lisa a pu lui présenter Gal, un héritier potentiel, ce genre de chose.


On frappe à la porte, Héloïse sursaute dans un cri ridicule. Le visage d’une jeune fille d’origine asiatique s’encadre dans l’embrasure puis annonce quelque chose en chinois. Olivia acquiesce et répond dans la même langue, l’inconnue se retire.


— Problème avec le four. Je reviens dans deux minutes.

— Je ne vais pas m’attarder, murmure Héloïse. J’aurais juste voulu… peut-être le nom de ce Félix ?

— Shearwater. Tu le trouveras facilement sur le site de son université. Biologie forestière, je pense, quelque chose comme ça.


Héloïse prend note du nom sur son téléphone.


— Est-ce que je devrais m’inquiéter des répercussions de cet échange ? demande soudain la journaliste.


Héloïse croise le regard tendu que son hôtesse. Hésite.


— Je ne suis pas sûre que la mort de Gal soit… ce qu’elle a l’air d’être.

— Comme celle de Tib.


La jeune femme se contente d’acquiescer. Olivia se détourne et frissonne.


— Héloïse, écoute. Si tu… déniches quoi que ce soit. Préviens-moi. Je vais te donner mon contact sur Telegram. La meilleure protection, dans certains domaines, ce n’est pas le secret, c’est le bruit.

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49

49 commentaires

Mary Lev

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Il y a 2 jours

Très sympa cette Olivia

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Gottesmann Pascal

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Il y a 9 jours

Courage à Héloïse. Elle en sait beaucoup plus sur le passé de Tib et nous aussi par la même occasion.

NohGoa

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Il y a 9 jours

Je dis "Like" !

camillep

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Il y a 9 jours

J’aime vraiment la phrase finale ! Très beau. J’ai beaucoup aimé cette échange entre elles.

Leo Degal

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Il y a 11 heures

Merci, je l'aimais bien aussi mon ultime phrase ❤️

Merle Hewitt

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Il y a 10 jours

Que croire, que croire ? Tout ceci reste bien louche et nébuleux, sans qu'une preuve concrète ne vienne confirmer quoi que ce soit. Le temps presse pour Héloïse, espérons que ces deux nouveaux personnages pourront la mettre sur une piste !

Leo Degal

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Il y a 11 heures

Ah c'est sûr que la preuve concrète... elle n'est pas encore à portée de main.

Eléanor Le Chardonneret

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Il y a 10 jours

Mouais, méfiance... Les journalistes ça aime les scoops ! Si je résume : le capitalisme, la nouvelle guillotine du peuple 🙃 Pleines de bon sens ses lignes, toujours un plaisir d'y faire un saut !

Leo Degal

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Il y a 11 heures

Merci ❤️
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