Fyctia
21(1).
Héloïse sonne et recule, inquiète de s’être trompée d’adresse. La villa est immense, intimidante, même, et bien qu’elle se situe loin du centre-ville, elle doit valoir plusieurs millions de dollars. La pluie mouille le portail de fer forgé, les buissons bien taillés, l’allée aux dalles régulières. Dans ce quartier, les maisons de bois typiques ont cédé la place à des constructions plus modernes, des caprices d’architecte aux influences variées. Pas de code d’urbanisme, sans doute. Comme ailleurs, il y a des arbres.
La grande porte mi-métal mi-verre s’ouvre sur une petite femme aux cheveux longs dans une robe de laine couleur rouille. Elle décoche un sourire chaleureux à la visiteuse.
— Héloïse, entre.
En chair et en os, Olivia Farrell parait minuscule, presque fragile, mais son regard vif témoigne d’une énergie farouche. Quant elle a rappelé, proposé de la rencontrer, Héloïse s’est figuré un tout autre personnage.
— Merci d’avoir accepté de me recevoir.
— C’est normal.
Héloïse se glisse, ruisselante, dans le hall monumental. De la vaste pièce du fond s’échappent des éclats de rire, le son d’une télévision et des odeurs de nourriture mélangées. Des valises s’alignent près d’un grand escalier en marbre et des prospectus jonchent le buffet voisin, sous un plan de la ville. On dirait un hôtel.
Olivia invite Héloïse à la suivre et l’introduit dans un bureau encombré, qui n’aurait pas dépareillé dans la maison familiale, à Bruxelles. Haut plafond aux moulures anciennes, bibliothèques qui débordent, un lustre aux vitraux colorés. Héloïse se débarrasse puis prend le fauteuil qu’on lui désigne, Olivia s’installe à côté d’elle.
— C’est une sorte d’Airbnb communautaire, explique soudain la journaliste. Cet endroit. Je vois que tu te demandes comment quelqu’un comme moi peut se permettre de vivre dans une baraque pareille. Tu as raison. Je n’ai pas les moyens.
Elle rit doucement.
— Depuis quelques années, je loge en permanence quatre à six personnes. Des étudiants, pour la plupart. On se partage les communs. Ce bureau et les chambres sont les seules zones privées. Mais ça me convient, j’ai toujours aimé le bruit et les rencontres. Ils ont mille histoires à raconter, dans des dizaines de langues. Et certains cuisinent divinement bien.
Son front se plisse, elle hausse les épaules.
— Tu veux boire quelque chose ?
Héloïse, intimidée, secoue la tête.
— Je suis désolée pour ton frère, ajoute alors Olivia. Vraiment. Je le connaissais à peine, mais… c’était un chouette gars. La dépénalisation, dans cette province… Ah. Sujet complexe et gros problèmes. Ça ne le ramènera pas, de toute façon.
Elle pince les lèvres. L’esprit d’Héloïse file déjà dans une tout autre direction.
— Vous le connaissiez bien, mon frère ?
— Comme je te l’ai dit, à peine. Il se posait des questions sur son futur… Le monde académique lui plaisait, je pense, mais la carrière de journaliste, vu ses thèmes de prédilection, lui faisait de l’œil.
Héloïse absorbe, surprise.
— Il voulait travailler au Post ?
— En fait, il avait déjà commencé. Des petits articles, comme pigiste, depuis l’été passé. Si mes souvenirs sont bons, il avait été choqué qu’on ne couvre pas une manifestation contre l’exploitation minière des fonds marins, un sujet assez chaud dans le pays. Il y avait vu… un manquement à notre mission, je pense. Il avait envoyé un mail pour s’en plaindre, incendiaire, bien torché cela dit, qui a circulé à la rédaction. Scott, le rédac chef, lui a promis qu’il le publierait s’il compensait nos failles. C’est comme ça que ça a débuté.
— Il écrivait des articles ? Personne ne m’en a rien dit…
Ni Gal, ni Eliott, ni Daniel. Elle songe subitement aux journaux dont Eliott s’est servi pour emballer sa vaisselle. La prose de son frère, chiffonnée, dans le fond d’un bol.
— Sous pseudonyme, explique Olivia. Il avait à cœur de ne pas ternir son travail de thèse par des points de vue plus engagés. Une activité clandestine, en quelque sorte. Je ne sais pas s’il en avait parlé à quiconque.
Héloïse passe les mains sur son visage.
— C’est pour ça qu’il était au gala, pendant le Festival des Écrivains, comprend-elle.
— Oui. Tous les collaborateurs sont invités.
— Vous avez discuté avec lui, pendant la soirée ?
— Brièvement. Nous étions tous très occupés… Pourquoi cette question ?
Héloïse jauge son interlocutrice, hésite.
— Vous étiez proche d’Horatio Miller ?
Olivia fronce les sourcils.
— Quel est le rapport ?
— Vous avez présenté le prix qui porte son nom. J’ai lu votre article, pour l’anniversaire des deux ans de sa mort.
— En effet… Nous étions amis.
Olivia croise les bras, son regard se fait trouble, les réminiscences l’ont emportée.
— Est-ce que c’est vous qui avez parlé de lui à Gal, ce soir-là ?
— D’Horatio ?
Héloïse opine.
— Non. Pas que je me souvienne. Mais ton frère savait qui c’était. Horatio partageait son désir de dénoncer la destruction effrénée de l’environnement. Ils avaient des points communs indéniables.
Comme celui d’être mort dans des circonstances accidentelles que personne ne veut remettre en question, songe la jeune femme.
— On était un groupe de cinq, à l’époque, reprend la journaliste. Horatio, Yew, Will, Ihsan et moi. On nous appelait les fouteurs de merde. On bossait chacun dans des secteurs assez différents, même si Tib – pardon, c’était le surnom d’Horatio, personne ne l’appelait comme ça, dans la vraie vie, Horatio, c’était juste sa signature – Tib, Ihsan et moi étions probablement les plus proches, en termes de thématiques, vu que j’étais sur les affaires sociales, Ihsan en politique, et Tib dans le domaine environnemental. Will travaillait sur les sujets artistiques et Yew sur la gastronomie. Il faut de tout pour faire un journal. Nous avions, tous les cinq, souvent droit à des savons dans le bureau de notre rédacteur en chef… qui servait de tampon pour toutes les plaintes qui nous arrivaient… Restaurants incendiés par Yew, auteurs massacrés par Will, et puis les petites malversations qu’on mettait à jour dans nos champs respectifs. C’est comme ça qu’on s’est connus, dans des salles d’attente, au service juridique ou à la direction. Ensuite, on a pris un café ensemble, on est allés au resto, on lisait les brouillons les uns des autres, échangions nos contacts, nos infos…
Elle hausse les épaules, nostalgique.
— La mort de Tib a fait exploser le groupe. Je suis la dernière à bosser au Vancouver Post. Bon, j’étais la plus âgée, sans doute la plus solide.
— Et les autres, alors ?
— Ihsan est en Syrie actuellement, comme correspondant pour CBC. Will s’est installé à Toronto, où il donne cours à l’université, en lettres. Yew est toujours critique culinaire, mais il s’est recyclé sur les réseaux sociaux, je ne pense pas qu’il écrive encore pour un média traditionnel. Il reste moi, l’ultime épine dans le pied des pourris.
Ihsan ne peut être le mystérieux contact, dans ce cas, s’il est au Moyen-Orient. Héloïse le raie mentalement de sa liste.
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Alsid Kaluende
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Il y a 7 jours
NohGoa
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Il y a 11 jours
aurora.R
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Leo Degal
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Gottesmann Pascal
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Leo Degal
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Merle Hewitt
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Leo Degal
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.cbh.
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Il y a 11 jours
Leo Degal
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Il y a 11 jours