Fyctia
20(3).
Eliott l’interpelle depuis la porte vitrée du salon, qu’il a entrouverte sur le jardin. Héloïse soupire et retourne à l’intérieur.
— Je peux prendre les journaux ? demande-t-il aussitôt.
Il a posé une caisse en carton sur le plan de travail de la cuisine.
— Ah. Oh. Bien sûr. J’allais les jeter.
— Toujours utile pour un déménagement, murmure-t-il, avant de ramasser une pile.
Incapable d’assister à ce spectacle, Héloïse quitte la salle à manger et gagne la chambre. Son esprit tourne en rond, vide de toute idée lumineuse. Elle vérifie le téléphone, mais personne n’a rappelé. Autant remplir une valise.
Depuis que Gal l’a rattrapée puis doublée en taille, dix ans plus tôt, elle lui a volé ses vêtements. Pantalons de sport, tee-shirts, sweats, elle s’est servie sur le séchoir, dans les bacs à linge, dans ses tiroirs. Négligent comme il l’était, il s’en rendait compte à retardement, parfois avec fureur, mais respectait le sanctuaire de sa chambre à elle. Pourquoi cette réserve, elle n’en sait rien. Gal s’interdisait peu de choses, mais sans doute avait-il peur, un rien, de sa sœur aînée.
À présent qu’elle a toute sa collection à disposition, pour toujours, Héloïse n’a plus envie de rien. Tout est beaucoup trop grand, bien sûr, mais c’est le côté oversize qui lui plaisait, pour les week-ends tranquilles, les fins de journée, les vacances. Elle se force. Deux tee-shirts, un pantalon lounge à carreaux, un hoodie, une casquette qu’elle ne portera jamais.
Le reste peut être cédé au Thrift Store, distribué aux amis, aux drogués de Mainstreet, jeté à la mer où les orques du port s’en feront des costumes.
Mauvais plan, de contribuer ainsi à la pollution océanique.
Il lui faut des sacs.
Alors qu’elle vide un tiroir de plus, elle tombe sur un paquet cadeau. Un livre emballé dans du papier journal. Elle n’a pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contient. Eliott n’a pas encore débarrassé son étagère de dystopies, elle les parcourt rapidement, déniche le premier tome, un bouquin peu épais décoré d’une pie à la mine démoniaque.
Elle regagne la pièce principale.
— J’ai trouvé ça, annonce-t-elle. C’est pour toi.
Elle lui tend le paquet. Eliott le prend par réflexe, puis grimace.
— Je n’en veux pas.
Il le lui rend. Elle ne fait aucun geste, le dévisage sans comprendre. Il finit par l’abandonner sur le plan de travail, entre les bols, les tasses multicolores et les verres dépareillés.
— Il te l’aurait donné, tôt ou tard, murmure Héloïse, décontenancée par sa réaction.
— Je sais.
Il secoue la tête, se détourne, pose un instant deux doigts au coin de ses yeux.
— Écoute, c’est déjà assez difficile, alors… Non merci.
— Garde-le pour plus tard, d’accord ?
Il ne répond rien, elle récupère le livre, regagne la chambre, le glisse parmi ses semblables, à côté du premier tome, et reprend son propre tri. L’immense valise reste désespérément vide. Elle a droit à vingt-trois kilos, elle ne sait pas ce qu’elle va trouver à y caser.
Elle choisit quelques bouquins, les plus anciens surtout, qui appartiennent peut-être à leur père. Finit par parcourir un dos de couverture, un deuxième, entrouvre les pages, cherche quelque chose, le message secret qui changerait tout.
Inutile, temps perdu, elle s’assied puis s’allonge, reprend le téléphone, s’abime dans un fil Instagram, un deuxième, observe la nébuleuse des amis de Gal qui se promènent sur la SnapMap (heureusement il a masqué sa propre position, personne ne le croira revenu d’entre les morts), regarde des photos de ses derniers jours, un arbre rose, une vigne pourpre, des lapins sur Jericho Beach, un cimetière au petit jour, nimbé de brouillard.
Le cliché est daté du 27 octobre. L’anniversaire de l’accident d’Horatio Miller. Gal est allé sur sa tombe, pour y rencontrer quelqu’un. Ou pour lui faire la promesse qu’il dénoncerait ses assassins. Ce serait bien le genre de Gal, un pèlerinage, un serment.
La quête du Graal.
Avec deux Arthur dans sa classe, et deux de plus dans son année, il avait adopté son second prénom, Galaad, vers quinze ans, avec morgue. Personne n’avait sourcillé.
Mais Galaad trouve le Graal et meurt, ainsi le veut la légende.
Foutu prénom de merde.
Héloïse va sur Plans, localise West Vancouver, repère le cimetière en question, non loin du Capilano Bridge.
Sur les autres photos du jour, des arbres et des arbres, merci bien.
Elle se connecte à son application bancaire, mais le téléphone demande une empreinte digitale ou un code à six chiffres, qu’elle ne peut pas fournir.
Encore des photos.
Daniel sur la plage, les cargos au large, une paire de corneilles sur une table de pique-nique, des feuilles rouges sur le sol, les horaires du bus 17, le Jardin Botanique sous le soleil automnal, de l’étang aux totems, des cèdres immenses au labyrinthe. Pas d’Eliott ou d’autres têtes connues, Gal y était seul. Pas forcément surprenant, leur mère aimait aussi s’y rendre en solitaire, pour s’imprégner de la beauté des lieux et lire sur un banc.
Héloïse quitte l’album, musarde à nouveau, pianote ici et là, contacts et agenda, Instagram et notes, Spotify et Netflix, Snapchat et Discord, calculatrice et navigateur.
Des sentiers déjà empruntés, qui se sont révélés autant de culs-de-sac.
Un dossier de jeux, bien fourni.
Parmi les icônes colorées d’une douzaine d’applications ludiques, un avion de papier blanc sur fond azur détonne par sa sobriété. Héloïse connait ce symbole, qui n’a rien à faire là.
Telegram, la messagerie des criminels et des activistes.
Des dealers de fentanyl.
Elle presse du pouce, ferme les yeux.
Est-ce que tu veux vraiment lire ça ?
Pas le choix.
Une seule conversation, qui débute le 26 octobre.
Puis un lien vers un compte X, un autre vers GoogleMaps, datant du 28.
Elle voit flou, reprend son souffle, effleure les liens sans oser les consulter. Elle voudrait appeler Eliott, lui flanquer la conversation sous les yeux, mais elle sait ce qu’il dira : rien de neuf, aucune preuve, fiche-moi la paix. Elle l’écoute qui s’agite dans la pièce voisine, le tintement de la porcelaine, du verre, alors qu’il vide la cuisine.
Il faut qu’elle écrive à ce correspondant mystérieux, identifié par un @hummingbird, mais pour lui dire quoi ?
Qui êtes-vous ?
Pouvons-nous parler ?
Gal est mort.
Le téléphone vibre brusquement et l'arrache à l'orage de ses pensées.
68 commentaires
Alsid Kaluende
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Il y a 7 jours
camillep
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Il y a 11 jours
Leo Degal
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Il y a 11 heures
Eva Boh & Le Mas de Gaïa
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Il y a 13 jours
Leo Degal
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Il y a 12 jours
Gottesmann Pascal
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Il y a 13 jours
Leo Degal
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Il y a 12 jours
Mary Lev
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Il y a 13 jours
Leo Degal
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Il y a 12 jours
aurora.R
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Il y a 14 jours