Fyctia
20(2).
Héloïse sort sa feuille de notes puis consulte les articles un à un. Tous traitent de la mort de Miller. Le lendemain du drame, puis le jour d'après, ensuite ça et là, à mesure que progresse l’enquête. Verdict d’accident, interview d’un témoin, de sa sœur, de sa mère, hommage de collègues, de militants, d'Heresford. Accusations à l’encontre d’une entreprise agroalimentaire. Procès en diffamation, perdu par le journaliste, Ihsan Ghazali, sommé de s’excuser. Les excuses en question, dans une colonne où perle une pointe d’acidité sous le mea culpa.
Un autre nom, qu’elle inscrit sous le premier. Deux journalistes du Post, susceptibles d’avoir parlé à Gal lors du gala.
Elle devrait affronter le compte Instagram de son frère, passer en revue les photos qu’il a partagées. Eliott a déjà regardé mais dit n’avoir rien trouvé.
Doute-t-elle de lui, soudain ?
Non.
Elle décide encore de consulter le journal du 27 octobre 2024, au cas où il y aurait une mention de cet anniversaire sinistre. Mais les archives en ligne ne reprennent pas les trois derniers mois de publication. Sans doute le numéro en question se trouve-t-il dans la cheminée.
Sur le chemin du retour, elle se perd un moment dans la rue. La forêt urbaine de Vancouver se dépouille peu à peu, restent ces arbres immenses, qui encombrent les trottoirs et poussent dans les jardins, parfois contre les façades. Les fils électriques se fraient un passage hasardeux parmi les branches, là où les équipes d’élagage leur ont ménagé un espace. Les pannes de courant sont fréquentes, dès que le vent souffle.
Adolescente, Héloïse se souvient d’avoir pesté sur ces coupures intempestives du WiFi, tandis que leur mère s’inquiétait du contenu du congélateur. Aujourd’hui elle y voit un trésor à préserver, dont la beauté compense les désagréments. Gal ajouterait une myriade d’avantages plus pragmatiques, pureté de l’air, biodiversité, régulation de la température, gestion du CO2. Héloïse se satisfait de la paix de l’âme, qu’on néglige trop souvent.
À l’appartement, Eliott est passé à la vitesse supérieure. Elle l’entend qui vide les armoires de la chambre. Elle sait qu’il n’osera pas toucher aux affaires de Gal, qu’il se contentera de récupérer les siennes, mais ce menu vacarme lui tape d’emblée sur les nerfs. C’est le symbole d’un renoncement qui la nargue.
L’orgueil, tenace, l’empêche d’y céder.
Elle le partageait avec Gal, cet orgueil. Personne n’avait jamais tort, dans leur maison.
Héloïse inspire, ouvre la porte. Eliott relève les yeux des piles de vêtements qu’il a bâties sur le lit. Ses joues pâles se teintent d’écarlate, comme s’il était surpris dans une tâche scandaleuse. Ils échangent un sourire nerveux.
— Tu veux un café ? propose-t-elle.
Il hésite, craint sans doute l’embuscade.
— Non, merci.
Elle acquiesce et se détourne, avant de se raviser.
— Tu sais déjà quand tu vas partir ?
— En même temps que toi. Dimanche. On a loué une camionnette. Je viendrai vider le reste dans la semaine. On doit toujours prévenir le proprio.
Le numéro se trouve sûrement parmi les contacts de Gal, sur le téléphone ressuscité. Elle pourra s’en charger depuis la Belgique, comme mille autres choses, à l’heure d’Internet.
— Au fait, dit-elle, si tu veux prendre quoi que ce soit… je ne sais pas… des livres ou des objets… ou des vêtements… N’hésite pas, d’accord ?
L’étonnement et l’embarras se disputent les traits d’Eliott.
— Je ne suis pas sentimentale, ajoute-t-elle. Franchement. Prends ce que tu veux.
L’offre le trouble, elle aurait dû y aller plus doucement. Tant pis. Une seconde, elle songe à l’interroger sur les déplacements de Gal, qu’elle a relevés sur le plan. Sans doute pourrait-il éliminer certaines de ces étapes, les ramener dans le giron de la banalité.
Plus tard, peut-être. Il a refusé le café pour éviter de lui parler.
Alors, elle retourne à ses journaux. Elle devrait en profiter pour les jeter. Contribuer à l’effort de guerre, nettoyer ce champ de bataille. Joindre l’utile et le nécessaire, quelque chose comme ça. L’agréable, sûrement pas.
Et si l’indice miraculeux se trouvait là ?
Plusieurs centaines d’exemplaires, des milliers de pages.
Elle résiste et les empile les uns sur les autres, sans les regarder. Deux ans de Vancouver Post, encaqués, imbriqués, mélangés, presque moisis. Elle les dégage peu à peu, cherche le sac jaune réglementaire, n’est pas surprise de constater qu’il est resté dehors.
Un aller-retour sous la pluie plus tard, elle glisse le Post dans son ultime demeure avant le recyclage. Le sac ne pourra pas contenir la totalité des archives, or chaque maison a le sien, il faudra attendre la semaine suivante. Elle songe aux livres trop nombreux pour rentrer en Belgique, qu’elle devrait distribuer aux collègues, à l’université. Daniel pourra s’en charger, ou Pablo, ou Daria. Elle ne doit pas s’en soucier, ils vont gérer.
Elle ne trouve pas le journal du 27 octobre ni celui du 28. Un instant, un petit vent de colère l’envahit, elle maudit Gal et sa tendance à tout égarer, mélanger, oublier, emporter, puis comprend qu’en réalité, le Post ne sort ni les dimanches, ni les lundis. L’article qu’elle cherche s’étale en page 7, le 26. Un court encart, un hommage de quelques lignes, et, en filigrane, la promesse d’une lutte qui ne prendra jamais fin.
Olivia Farrell, à nouveau.
Héloïse doit prendre son courage à deux mains, elle qui déteste le téléphone. En anglais, en plus, avec son accent terrible. Un message écrit serait tellement plus simple. Elle ne trouve aucun numéro personnel sur la page de contact, seulement des adresses email généralistes, par rubriques. Elle pourrait renoncer, elle se force.
Debout dans le jardin, sous un jeune magnolia dénudé, elle compose le numéro central du Post. Un laïus préenregistré l’accueille, une musiquette insupportable, elle comprime son agacement, son angoisse, puis attend.
— Vancouver Post, informations et abonnements, en quoi puis-je vous aider ?
— Je cherche à joindre Olivia Farrell. C’est urgent.
Le silence répond, reflet de la surprise.
— Puis-je m’enquérir de votre identité ?
— Elle ne me connait pas. Je suis Héloïse Rosen. La sœur de Ga… d’Arthur Rosen. Elle saura de quoi il s’agit.
Sûrement. Peut-être. Inutile de verbaliser un doute qui provoquera la perte du message.
— Un instant s’il vous plait.
Héloïse retient une danse de la victoire. Elle s’était attendue à un refus pur et simple d’un quelconque relais, et il semblerait qu’il y ait là une ouverture.
— Madame Farrell est absente en ce moment. Je lui transmettrai votre message. Vous pouvez aussi envoyer un email à la rédaction…
C’était trop beau.
— Dites-lui que c’est important, répète Héloïse.
— Bien sûr.
Une fois la communication coupée, la jeune femme s’appuie de l’épaule contre le tronc de l’arbre. Lassitude, soudain. C’est l’automne. Une saison magnifique, en cet endroit, mais qui cède déjà à l’approche de l’hiver. Les feuilles tournoient, s’abiment, noircissent, se font boue.
— Tout va bien ?
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Alsid Kaluende
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NohGoa
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Gottesmann Pascal
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Leo Degal
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