Leo Degal Par vent couvert 19.

19.

Rêves agités, fragmentés.


Elle est à vélo, avec Gal. Il est sur le porte-bagages, ou peut-être sur son propre vélo. Pas certaine. Leur mère les a forcés à mettre à casque, mais Gal a déjà retiré le sien et ses boucles blondes dansent dans le vent froid. Autour d’eux, les feuilles sont rousses, puis cèdent sous le couvert d’une piste sombre, les cèdres les encadrent ici, les épicéas là-bas, Héloïse freine dans une gerbe d’aiguilles, dérape, mais conserve son aplomb.


Il pleut, les arbres ruissèlent, au loin, une tache rouge lui révèle qu’elle touche presque au but. Mais Gal a disparu. Elle tourne la tête dans tous les sens, ne voit que des troncs, des souches, des buissons, branches, brun, vert, gris, noir dans les profondeurs d’une forêt sans limites.


La panique l’envahit, la colère en miroir.


Ce n’est pas la première fois.


Elle hurle.


Mais le vent souffle dans les frondaisons et emporte sa voix.


Peut-être la transporte-t-elle jusqu’à quelqu’un, ailleurs.


Une musique lui parvient en retour, lointaine, quelques notes égrenées, et son cœur battant s’apaise.


Elle respire en rythme avec la mélodie, qu’elle connait, qu’elle ne reconnait pas, avec la brise qui agite les cèdres et les épicéas.


Puis s’éveille.


Ce n’est pas la première fois.


Gal s’était déjà enfui lors d’une randonnée familiale, dans un bois plein d’ours, quand il avait huit ou dix ans. Vacances au Québec, premier signe qu’il ne fallait pas compter sur lui en matière de survie. Bien sûr, il avait atteint le parking indemne, malgré les multiples embranchements, les prédateurs invisibles et les crevasses que leur mère avait imaginés tout au long de la course-poursuite.


Le souvenir la fait sourire, et la justification, la première d’une longue série :

— Vous étiez trop lents.


Mais qui pouvait suivre ?


La mélodie persiste. Des notes de guitare, timides, à peine effleurées. Héloïse s’arrache à la couette et constate qu’Eliott ne s’est pas couché. Il l’a prévenue qu’il rentrerait tard, elle s’est endormie avant son retour. À présent, il joue de la musique. Il est trois heures douze du matin.


Elle le trouve dans le divan, éclairé par l’écran d’un ordinateur – le sien, cette fois – et l’instrument sur les genoux. À son apparition, il relève les yeux et grimace.


— Désolé, je ne voulais pas te réveiller.


Désolé, c’est bien le mot qui convient, mais ce n’est pas de l’avoir arrachée à son sommeil. Les larmes qui rutilent sur ses joues, luisantes dans la lueur bleue, elles sont liées à autre chose.


— Tu devrais peut-être dormir ?


Il secoue la tête.


— Pas tout de suite.


Elle est trop loin pour lire ce qu’il a écrit, mais, sur le traitement de texte ouvert, elle compte une douzaine de lignes, d’un poème ou d’une chanson, des bribes. Il compose. Et elle devine pour quoi, pour qui. Cette ultime cérémonie, un pont de bois, un étang, des arbres rouges, jaunes, bruns, les carpes koïs qui frôlent la surface et replongent, le petit kiosque qui surplombe l’eau noire au cœur des pelouses moussues, où chaque plante a sa place et partage son harmonie.


Le jardin Nitobe appartient à l’université, ses membres y ont accès gratuitement, et vu sa localisation, les chercheurs de l’institut de Gal y musardent sans doute plusieurs fois par semaine. Il leur parle de l’équilibre et de la beauté du monde, eux qui passent leurs journées à étudier les conflits et les failles, la destruction et la fureur.


Gal aimait déjà l’endroit dix ans plus tôt, Héloïse n’est pas surprise qu’il l’ait adopté depuis son retour. Elle l’imagine sans mal remonter les sentiers gris en devisant avec un pair. Autour de son hôpital à elle, il n’y a qu’un immense parking et quelques talus abrupts couverts de mauvaises herbes, où elle cherche parfois le soleil en compagnie d’une collègue.


Elle n’est pas jalouse, elle est réaliste. Il fallait quelqu’un pour l’être dans cette famille de rêveurs. Aurait-elle pu, elle aussi, succomber au vent violent de l’envie subite ? C’est trop tard pour s’interroger, elle ne s’est pas construite en s’offrant cette liberté, et aujourd’hui, elle lui parait distante et ridicule. Cruelle, presque.


Elle recule pour laisser l’artiste poursuivre son œuvre de création douloureuse.


— Héloïse, attends.


Eliott a déposé la guitare sur le sol.


— Je voulais te dire…


Il la fixe droit dans les yeux, elle soutient son regard humide.


— J’arrête.


Une demi-seconde, elle pense qu’il parle de la musique et qu'il va venir se coucher.


— Tu arrêtes quoi ?

— Cette folie. L’enquête sur la mort de Gal.


Elle rêve, voilà tout, cligne des paupières comme si tout allait changer. Mais non. Eliott est toujours assis à la lueur de son écran.


— Quoi ? Mais…

— C’est du délire. Gal a craqué. À cause de moi, en partie, je dois l’assumer. Je vais y arriver. Mais je dois aussi aller de l’avant. Là… Je m’enlise. Tu pars dimanche. On devrait être en train de vider cet appartement, tu vois ? On n’a rien fait. On a passé nos journées à… fouiller un ordinateur et s’inventer des histoires… comme pour repousser… le nécessaire : gérer les problèmes administratifs, faire des caisses… Tous ces trucs désagréables et définitifs… Il est mort. Rien ne changera ça et moi… moi je dois me dégager, sinon je vais étouffer.


Il baisse les yeux, les larmes glissent sur ses joues, il les efface nerveusement. Héloïse s’adosse à la table, croise les bras, sent la fureur qui bouillonne, mais aussi le reflet de ses propres inquiétudes.


— Tu ne crois pas que ça t’aiderait, justement, de savoir qu’il a été assassiné, que tu n’aurais rien pu faire, que ça n’avait rien à voir avec toi, que tu n’es pas coupable ?


Il secoue la tête.


— Me dédouaner, c’est ça ? C’est exactement la raison pour laquelle je dois arrêter. Tu te rends compte ? Je commence à avoir envie qu’il ait été assassiné. Envie. C’est monstrueux. Je m’invente un scénario plus acceptable, pour m’épargner, moi.

— Nous avons des preuves…

— Non. Nous savons qu’il enquêtait sur un homme mort dans un accident de vélo. C’est une preuve de rien du tout.


Héloïse voudrait protester, mais il est tard, elle est fatiguée, crevée même, elle sent qu’elle va s’énerver sur ce garçon qu’elle ne connait en fait pas du tout au-delà de quelques détails. Un cœur fendu qui déborde, un goût pour la littérature, une guitare au milieu de la nuit. Ce n’est pas son état normal, bien sûr, c’est celui d’un amoureux sous le choc d’une perte inimaginable.


— Très bien.


Il parait surpris, une seconde, qu’elle capitule. Peut-être déçu, ensuite soulagé. Difficile à dire. La lumière bleue lui donne une allure spectrale, presque inhumaine.


— Demain, je chercherai encore. De vraies preuves. Si je ne trouve rien, je ferai la même chose que toi. Mais pour moi, c’est encore trop tôt, désolée.


Puis elle le laisse à sa complainte et retourne se coucher.

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92 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Eva Boh & Le Mas de Gaïa

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Il y a 23 jours

J'aime beaucoup la poésie et la pudeur des émotions dans ce chapitre.

Leo Degal

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Il y a 12 jours

Merci 😘

Nicolasm59

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Il y a 23 jours

Chapitre très émouvant sur la solitude d’Héloïse dans sa famille (une réaliste parmi les rêveurs, pas facile !) et peut être maintenant dans l’enquête ! Vite la suite !

Leo Degal

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Il y a 12 jours

On va avancer, promis, à mon rythme d'escargot qui aime regarder les feuilles mortes qui tombent 😂

Flopinette

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Il y a 23 jours

La malédiction de l’enquêteur illégitime persuadé de détenir la vérité envers et contre tous ! C’est mn chapitre préféré pour l’instant 🩷

Leo Degal

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Il y a 12 jours

Merci beaucoup 😘

.cbh.

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Il y a 23 jours

Très beau chapitre 👌

Leo Degal

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Il y a 12 jours

Ouf 😅, ce stress, chaque fois !

camillep

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Il y a 23 jours

J'aime bien ce chapitre plus poétique qui tranche avec les précédents chargés en révélation !
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