Fyctia
18(1).
À la nuit, Héloïse descend du bus 99 et court se réfugier sous l’auvent du Jinya Ramen Bar. Une silhouette se détache de la façade et approche, puis l’étreint. Elle se plie à ce contact serré : c’est la bise locale, elle ne peut pas s’en offusquer.
Vera a invité Eliott au cinéma pour lui changer les idées. Héloïse était la bienvenue, mais elle a préféré appeler Daniel pour s’excuser. Ils ont finalement convenu de renouer autour d’un bol de nouilles.
La jeune femme est gênée, mais son compagnon ne semble pas lui tenir rigueur de leur premier échange. C’est la période douloureuse où on peut se permettre un peu n’importe quoi, les autres ne comprennent pas forcément, mais pardonnent.
Elle doit se souvenir d’en faire de même avec Eliott, avec Daniel aussi. Un ami de Gal, proche, peut-être son meilleur ami à Vancouver.
Ils s’installent à une petite table dans le fond, le restaurant est bondé. Au-dehors, Vancouver ruisselle sous un crachin glacial.
La conversation peine à démarrer. Héloïse ne sait pas si elle doit aborder des sujets difficiles ou triviaux. Elle voudrait surtout mener l’enquête, mais résiste.
On leur apporte à boire, une diversion, mais le moment est bien choisi pour se jeter à l’eau.
— Vous vous connaissiez depuis longtemps, Gal et toi ?
— On s’était croisés à Kits, raconte Daniel. Il traînait dans la même bande que mon petit frère et venait parfois chez nous après les cours. On vivait pas loin d’ici, près de Granville. Un appartement souvent vide de toute présence adulte, qui leur servait de quartier général.
La jeune femme fronce les sourcils.
— Tu étais à Kits ?
— En grade 10. Un an en dessous de toi.
Héloïse sent ses joues s’embraser. Il se souvient d’elle, elle ne se souvient absolument pas de lui.
— Gal est resté en contact avec pas mal de ses potes et puis tu sais comme ça va… Il a collectionné les abonnés sur les réseaux, amis, cousins, vagues connaissances, et c’est comme ça que je me suis retrouvé dans le lot. Quand il a commencé à s’intéresser aux mouvements sociaux et à l’écologie, on a communiqué de plus en plus, surtout des envois de photos, de liens, d’articles… jusqu’au moment où il a parlé de revenir à Vancouver pour faire sa thèse.
Grâce aux entrées que son père a conservées, après son congé sabbatique. Leur année vancouverite, formidable, bien trop courte, un goût de paradis perdu.
Un enfer retrouvé.
— Du coup, je me suis occupé de lui quand il est arrivé. J’étais déjà en thèse depuis deux ans, je lui ai présenté tout le monde, et on a réalisé qu’on avait pas mal de points communs, hors boulot aussi.
Sa voix s’éteint. Le serveur apporte leurs ramens, le brouhaha des conversations noie la musique. Daniel glisse ses cheveux derrière ses oreilles d’un geste lent, puis attrape ses baguettes. Pendant un instant, il parait hypnotisé par les légumes qui flottent à la surface de son bol. Héloïse cherche quelque chose à dire, puis renonce.
— Je suis vraiment désolé de ce qui s’est produit, annonce-t-il. Vraiment. On sentait tous qu’il n’était pas dans son état normal, mais personne n’a mesuré que c’était à ce point. Que c’était… pénible, même. C’était pas évident de faire la différence entre ses moments de joie et de fureur. Je ne sais pas si même lui y parvenait toujours.
Il repose ses baguettes, grimace, passe une main hésitante dans sa barbe naissante.
— Gal pouvait osciller très vite, murmure Héloïse.
— Je sais. Mais là, ça durait depuis des semaines. J’ai lui proposé plusieurs fois de l’aider, mais il ne voulait rien lâcher, prétendait qu’il gérait. Je lui ai conseillé… de consulter, ce qu’il a très mal pris, évidemment… Je n’ai pas insisté.
Il lui jette un regard inquiet, elle reste de marbre. Elle sait ce qu’il suggère. Que Gal souffrait d’un trouble qui aurait nécessité un accompagnement spécialisé. Mais Héloïse connait les critères et il ne les a jamais remplis. Cyclothymique, peut-être. Bipolaire, certainement pas.
De toute façon, peu importe l’étiquette, ce qui compte, c’est la gestion au quotidien, et jusqu’ici, Gal s’en sortait bien. Pas parfaitement, sans doute, mais suffisamment.
Daniel sombre dans le mutisme, puis pioche dans son bol. Un morceau de brocoli, une asperge, un cube de tofu. Héloïse tourne dans son propre bouillon, puis relève les yeux.
Elle veut l’interroger sur ce qu’il sait d’Horatio Miller, mais doit d’abord se soucier de ce qui le trouble. Elle y arrive avec ses patients, aisément, pourquoi est-ce si difficile avec les gens qu’elle côtoie en privé ?
— Comment ça va, toi, depuis ?
Daniel pince les lèvres dans un sourire triste.
— Ça reste pas évident, murmure-t-il. J’ai encore…
Il pose les doigts sur ses yeux, les retire.
— Je me laisse le temps d’absorber.
Il soupire, reprend ses baguettes. Pendant quelques minutes, ils mangent sans plus parler. Puis Daniel l’interroge sur la Belgique et elle consent à lui livrer l’ordinaire de son métier. L’hôpital, les patients, les ravages d’un AVC, d’un traumatisme crânien, d’une tumeur cérébrale… Le lent chemin de la reconstruction, les aléas, les succès, les désastres. L’enthousiasme l’envahit, imprévu, un instant elle s’anime et s’évade.
Autres vies, autre lieu, autres luttes.
Tout ça semble si loin, soudain, si étranger.
Le mal du pays la surprend. Elle voudrait être ailleurs, pas ici, sur une piste impossible. Gal ramène la couverture à lui, comme d’habitude. Même à l’autre bout du monde, il l’a obligée à tout lâcher pour se glisser dans son ombre.
Il faut qu’elle règle le problème, vite, et qu’elle rentre chez elle.
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