Leo Degal Par vent couvert 17.

17.

Sur la table du salon s’étalent les papiers récupérés dans les poches de Gal au moment de sa mort et dans son tiroir à l’université. Héloïse a approché la poubelle mais elle hésite. Difficile de savoir ce qui compte et ce qui ne vaut rien.


Au début, elle pensait jeter toutes les souches de ses achats, mais elle décide finalement de conserver celles qui datent d’après le 24 octobre. Elle en dénombre une quinzaine : surtout de la nourriture, mais aussi des fournitures de bureau, un passage au Thrift Store, et un livre chez Indigo, deux jours avant son décès. We Speak Through the Mountains, un roman post-apocalyptique canadien, peut-être une commande, peut-être un cadeau, le rameau d’olivier qui n’aura servi à rien.


Est-ce qu’Eliott aurait pu sauver Gal, s’ils ne s’étaient pas disputés ?


C’est la question interdite, qu’elle ne doit pas se poser.


Elle aligne les tickets originaux, son parcours commercial sur quelques semaines.


Jouer au petit détective la porte, la crispe et l’épuise, en proportions mouvantes, d’une heure à la suivante.


Le docteur Yeng voit peut-être juste, peut-être Gal a-t-il craqué à cause de la douleur, rien d’autre. Mais ce sera pour la revue, dans ce cas, ce ne sera pas perdu. Une marque de son passage. C’est un moteur suffisant.


Quelques-uns des tickets sont décorés de dessins ou de notes, d’autres ornent des Post-its, des serviettes en papier, au dos d’une photocopie d’un article démembré.


Des petits personnages qui vaquent à leurs occupations, réduits à des bâtonnets. Des combattants qui se défient à l’épée. Un homme assis devant un ordinateur. Deux autres qui dansent. Des arbres, nombreux. Un cycliste. Un soldat derrière son canon. Des amoureux bras dessus bras dessous. Des nuages, des spirales, des formes géométriques déformées.


Une liste de courses, une deuxième.


Pas grand-chose. Les carnets Moleskine ont remplacé les fragments de jadis, les bribes ne se perdent plus ici et là, sous le divan, sur la table, dans la corbeille à papier, sur un tas improvisé par d’autres mains qui n’en peuvent plus de devoir ranger.


Sur deux pages, Héloïse trouve des notes prises pendant des exposés de membres de son équipe. Pablo Hernandez, 30 octobre, leur a parlé des aménagements touristiques autour de la Sunshine Coast. Daniel Clemens, 3 novembre, du mouvement #fridaysforfuture. Dans les deux cas, la concentration de Gal s’est rapidement étiolée, à en croire les mots épars, déconnectés, qui jonchent les feuilles au-delà des trois premières lignes.


Un Post-it froissé attire son attention. Froissé veut dire traité, si on applique une bonne méthode. On traite, on froisse, on n’oublie pas de jeter. Mais à en juger par son contenu, Gal utilisait son tiroir comme poubelle.


Sur le carré jaune lissé s’affichent une série de chiffres :


𝟐𝟐

𝟏𝟎—𝟐𝟖 / 𝟏-𝟐

𝟏𝟎—𝟐𝟗 / 𝟏 𝟏𝟎

𝟏𝟎—𝟑𝟎 / 𝟐 𝟏𝟕 𝟐𝟑-𝟐𝟒

𝟏𝟏—𝟎𝟑 / 𝟒

𝟏𝟏—𝟏𝟕 / 𝟏𝟏

𝟐𝟑

𝟏𝟎—𝟐𝟖 / 𝟏𝟐-𝟏𝟔


Des références bibliographiques : année, date à l’américaine, sans doute des numéros de page.


Héloïse songe soudain à la pile de journaux dans la cheminée, aux articles entourés, découpés, qu’elle avait aperçus lors de son premier rangement. Elle aurait pu y penser plus tôt, mais ils paraissent tellement désuets, à l’heure où tout se trouve en ligne. Gal était certainement abonné, en défenseur d’une information de qualité.


Un cliquetis près de la porte lui fait relever les yeux. Eliott rentre après sa matinée à la faculté, où il devait animer un séminaire.


— Ça a été, chez le docteur Yeng ? demande-t-il d’emblée.


Elle lui résume rapidement leur échange, en omettant le sujet de leur dernière conversation. Rien de bien neuf, en somme. Eliott absorbe le tout en hochant la tête. Ses cernes sont plus noirs que jamais, elle ne sait pas s’il a réussi à dormir.

Il s’intéresse ensuite à l’inventaire qu’elle a constitué sur la table basse, au Post-it griffonné. Ses yeux luisent d’un feu renouvelé. Il s’esquive pour se changer.


Munie de la liste, Héloïse s’agenouille devant le trésor de la cheminée. Bien sûr, les journaux ne sont pas classés. Elle soupire puis réalise qu’en fait, c’est une bénédiction. Les exemplaires dont elle a besoin se trouvent au sommet, comme si on les avait manipulés récemment.


Ce qui est sans doute le cas.


Elle déchante aussitôt : les pages qu’elle cherchait sont soit absentes, soit trouées de découpages imprécis. Ce qui n’est pas qu’une mauvaise nouvelle : elle a vu juste.


Et elle peut retrouver ce qui manque sur Internet.


Eliott a exploré son historique la veille, mais sans rien y découvrir : Gal avait fait le nettoyage deux jours avant sa mort et ses dernières requêtes ne mènent qu’au programme des prochains matchs des Canucks, aux horaires d’ouverture des Jardins Van Dusen, et à ceux des ferries qui rallient Vancouver Island.


Des projets.


Héloïse lance le navigateur, opte pour une session privée, même si elle n’est pas sûre de savoir exactement ce que ça veut dire. Par acquit de conscience, elle vérifie les paramètres de confidentialité, coche tout ce qui parle de protection. Elle n’y connait rien. Et dans le fond, quelles sont les chances que quelqu’un, quelque part, traque l’ordinateur de son frère ? Ça parait absurde. Il est mort.


Elle se connecte au site du Vancouver Post et constate avec soulagement que Gal y est abonné. La date du 28 octobre 2022 semble la plus prometteuse. C’est la première référence et l’article visé figurait en Une.


Sauf que rien ne sort. Les archives accessibles remontent à un an, pas plus.


Elle hésite.


Revient sur le moteur de recherche.


Qui est mort le 28 octobre 2022 ?


Les premiers résultats n’en ont que pour Jerry Lee Lewis, le pionnier du rock’n’roll américain, décédé à 87 ans. Il s’affichait sans doute en première page du journal, mais quel serait le rapport avec Gal ? Elle parcourt la liste de liens, puis opte pour une valeur sûre : Wikipédia. Tout le monde n’y figure pas, mais quelqu’un qui aurait fait la Une deux jours de suite ?


Plusieurs centaines de noms s’échelonnent sur tout le mois d’octobre, elle descend jusqu’au 28. Ils ne sont plus que dix. Des économistes, une écrivaine, un journaliste anglais, expert de l’Inde, un neurochirurgien canadien, un journaliste français, retraité depuis quinze ans.


Un journaliste canadien.


L’adrénaline l’embrase, elle clique sur le lien, découvre la page, la photographie d’un homme qui ne doit pas avoir quarante ans. Journaliste au Vancouver Post, spécialisé dans les affaires environnementales. Elle referme tout, comme si elle avait mis le doigt dans un nid de guêpes.


— J’ai trouvé, annonce-t-elle, d’une voix sourde.


Elle relève les yeux, cherche Eliott, mais il n’est pas ressorti de la chambre. Elle se lève, frappe, entre. Il s’est endormi sur le lit, tout habillé. Sans pitié, elle s'assied et le secoue doucement.


— Quoi ? grommelle-t-il, vaseux, en émergeant.

— Horatio Miller, ça te dit quelque chose ?

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50

50 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Eléanor Le Chardonneret

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Il y a un mois

Vraiment prenant ! Et tous ces détails, bravo. Je suis admirative !

Leo Degal

-

Il y a 24 jours

Merci ❤️

Gottesmann Pascal

-

Il y a un mois

Mon dieu ton histoire devient un spin off, bravo j'admire. En tout cas Héloïse a une bonne piste.

Leo Degal

-

Il y a 24 jours

C'est un univers parallèle, on va dire 😉

Merle Hewitt

-

Il y a un mois

Rah mais j'en étais sûre ! Tu rattrapes toute la torture que tu as dû étouffer pour 8P 🤣 Bon Héloïse, go venger Gal ET Tib maintenant !

Leo Degal

-

Il y a 24 jours

Ça en fait du boulot, pour cette pauvre Héloïse ! 😂

Flopinette

-

Il y a un mois

Très bon chapitre, ça commence à avancer, j’en avais marre de la purée de pois… mais Tib ! Enfin !

Nicolasm59

-

Il y a un mois

Même si l'enchaînement est très clair. Je trouve qu'il est rapide. Déduire les dates du post-it, c'est évident. En revanche, le fait que ce soit ensuite des numéros de pages, nous imaginons que c'est parce qu'elle connaît bien son frère et que c'est une de leurs habitudes. Par contre, je n'avais plus en tête que les journaux de la pile du début n'étaient que des exemplaires du Vancouver Post car ce n'est pas si évident que ce soit ce journal là plutôt qu'un autre. Même si Gal était effectivement à la soirée du Vancouver Post. Ou alors c'est moi qui suis emporté dans le tourbillon de cette accélération soudaine !

Leo Degal

-

Il y a un mois

Je craignais qu'on me dise ça et du coup... j'ai testé mon Post-it sur des gens "naïfs" autour de moi, qui ont deviné tout de suite... Mais si ça parait compliqué, je rajouterai un "p" devant les chiffres qui suivent, ça ne me coûte rien, tu as raison (je pense juste que quelqu'un qui prendrait des notes de références ne le ferait pas). Pour les journaux, effectivement, ce n'est pas dit, mais à partir du moment où elle devine que ce sont des pages et des dates, et qu'elle se souvient qu'elle a vu qu'il y avait des articles entourés et découpés, ça me semble assez logique qu'elle aille vérifier en priorité. Et que pour une fois, ça avance 😂
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