Fyctia
16.
Dans la salle d’attente, Héloïse peine à garder les yeux ouverts. Après trois nuits chaotiques, son organisme semble décidé à capituler. Il est près de dix heures, la pluie tombe en ondées sauvages et déplume les arbres sur l’avenue voisine. Héloïse cache un nouveau bâillement au creux de ses paumes.
Derrière son bureau, la secrétaire l’observe. Elle a communiqué avec le médecin, en chinois, Héloïse n’a aucune idée de ce qui s’est échangé, sauf qu’elle a été autorisée à rester. Après tout, Gal avait rendez-vous. Eliott a oublié de l’annuler, Héloïse y a vu une aubaine. Il lui a fait promettre de se montrer polie, d’éviter la corne de rhinocéros. Elle n’y pensait même plus, s’est excusée pour les propos désobligeants lâchés cette nuit-là, la veille et le lendemain, quand elle errait encore dans l’orage.
Il gronde toujours en elle, distant.
Le docteur Yeng s’avère beaucoup plus jeune qu’anticipé. Héloïse s’était représenté un petit monsieur respectable, aux cheveux gris et aux grandes lunettes. L’homme qui l’accueille, dans son tablier bleu, ne doit pas avoir quarante ans. Il lui fait signe d’entrer. La lumière tamisée révèle une pièce aux allures de sous-bois tranquille, riche en plantes, en odeurs diffuses, pourvue d’un plancher chaleureux, de quelques tableaux bien choisis, les branches d’un arbre projetées sur le plafond en trompe-l’œil. Héloïse s’installe sur la chaise face au bureau bien rangé.
Elle ne temporise pas et lui annonce la mort de Gal. Le médecin bronche à peine, garde les doigts croisés sur sa table.
— Je suis navré de l’apprendre, finit-il par déclarer, dans un anglais parfait. Puis-je m’enquérir de ce qui s’est passé ?
— Il a fait une overdose de fentanyl.
Cette fois, l’expression du docteur Yeng s’altère. Il reflète la surprise attendue, celle de ceux qui connaissaient Gal et qui ont du mal à y croire. Héloïse y puise un réconfort immense, le signe qu’elle a raison de se perdre sur ces sentiers confus.
— Je regrette qu’il n’ait pas fait appel à moi, si la douleur a flambé, murmure-t-il. Nous avions trouvé un certain équilibre, je pense, mais il pouvait avoir des crises difficiles à juguler. Je suis vraiment désolé.
Se sent-il coupable ? Héloïse hésite à écarter ses explications, à rejeter la blessure de son épaule aux orties. Mais se peut-il qu’il voie juste, que Gal ait craqué, un instant fatidique ?
Elle ne peut pas s’y résigner.
— Nous cherchons à savoir ce sur quoi il travaillait ces derniers temps. Pour un numéro spécial de la revue de son institut. Nous pensions… que peut-être il avait pu vous en parler.
Le docteur Yeng se rencogne dans son siège, bras croisés.
— Nous ne discutons pas pendant les séances. Toute source de tension est malvenue, et votre frère... pouvait s’emballer rapidement, surtout sur ce genre de sujet.
Héloïse acquiesce.
— De surcroît, nos échanges sont couverts par le secret médical.
Elle s’en doutait.
— Il est décédé, remarque-t-elle.
— Ce qui ne change rien, vous le savez, poursuit le médecin. Je suppose que c’est la même chose en Belgique.
Elle lui décoche un sourire nerveux. Gal lui a parlé d’elle, de son métier.
— C’est important, ose-t-elle. Que nous comprenions.
Il fronce les sourcils.
— … ce qui l’animait ces dernières semaines…
Sa voix flanche, elle prend une profonde inspiration. Nerveux, Yeng se penche, ouvre un tiroir, le referme, puis relève les yeux. Elle devine son combat intérieur, prie pour qu’il cède.
— Honnêtement… Je ne peux pas vous aider. Pas parce que je ne le veux pas, mais parce que Gal ne m’a rien confié de précis. Comme je vous le disais, l’acupuncture se pratique dans le plus grand calme…
Elle l'interrompt.
— Il est venu le 26 octobre, il y a trois semaines. Vous l’avez trouvé changé ?
Le fameux DIY du calendrier, qui s’est révélé un DrY une fois décrypté par le regard affuté d’Eliott.
Le principal intéressé la dévisage, les yeux rétrécis, la jauge.
— Oui. Nous avons d'ailleurs écourté la séance en raison de sa nervosité. Nous l’avons replanifiée au début de la semaine suivante, le temps qu’il puisse s’apaiser.
Yeng pince les lèvres.
— Il vous a parlé, tente Héloïse.
Yeng ne cherche pas à nier.
— On ne pouvait pas l’en empêcher.
Ils échangent un regard entendu, presque complice.
— Parfois, nous procédions à une sorte de… purge émotionnelle. Un quart d’heure d’expression libre, pour se vider. Ça suffisait en général pour le mettre dans de bonnes conditions. Mais pas cette fois-là. Il avait rencontré quelqu’un… qui lui avait soufflé une idée neuve pour sa thèse. Il devait étudier un dossier et donner une réponse rapide. Il avait des recherches à mener, ça occupait tout son champ mental. Il paraissait tellement enthousiaste que… ça m’a fait rire, je me souviens. Il était très frustré de ne travailler que sur des affaires déjà traitées, alors j’espérais qu’il avait enfin trouvé une véritable enquête, comme il en rêvait.
Fauché en plein envol. Héloïse réprime l’émotion qui sourd à la lisière de son esprit.
— Vous suiviez son parcours.
— De loin. Je n’intervenais pas. Quand il me demandait mon avis, je m’y refusais, je ne suis pas psy. Mais parfois, ce qu’il racontait m’aidait à orienter le traitement, à préciser ses tensions.
— Il n’a rien dit d’autre, au sujet de ce projet ?
— Rien de tangible. Mais il n’est venu que deux fois, après le 26. Lors de la séance suivante, j’ai compris qu’il avait accepté la proposition, mais il ne m’a pas dit ce que c’était… Juste que ça ferait du bruit quand il en aurait terminé. Il paraissait ravi d’avoir enfin trouvé un sujet qu’il estimait digne de ses compétences, j’ai considéré ça comme une bonne nouvelle, même s’il était particulièrement crispé. Et la dernière fois, il ne m’a parlé que de choses… privées qu’il ne m’appartient pas de partager avec vous.
La dispute avec Eliott, sans doute. Héloïse se demande si celui-ci serait soulagé de savoir qu’il était au cœur des ultimes préoccupations de Gal. Peut-être pas du tout.
— Je comprends.
— Vous pensez que ce projet a causé sa mort ?
La question du docteur Yeng ne la surprend qu’à moitié.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— C’était une source de stress indéniable. Le stress augmente souvent la douleur. Le fentanyl est avant tout un analgésique. Bien plus efficace que mes aiguilles ou le CBD. En tant qu’expatrié, et étudiant, je doute que sa couverture médicale lui ait permis de trouver une aide facile en cas de crise. Obtenir du fentanyl, en revanche...
Le docteur Yeng semble avoir abandonné toute réserve. Héloïse hésite sur la conduite à adopter.
— C’est possible, oui. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé.
Yeng acquiesce. Héloïse pourrait en rester à cette explication, elle aussi, si simple, si plausible.
— Merci de votre temps, déclare-t-elle en se levant.
— De rien, mes condoléances, répond-il, encore perdu dans ses pensées.
Elle le salue d’un mouvement de la tête, réalise que le geste est probablement déplacé, mais il n’en prend pas ombrage et la libère.
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Alsid Kaluende
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Eva Boh & Le Mas de Gaïa
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Leo Degal
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