Fyctia
13.
L’ordinateur ronronne, la forêt humide s’affiche, les icônes mélangées s’alignent.
Eliott leur prépare un café dans la cuisine, il pleut à nouveau au-dehors. L’urne au décor de neige est posée sur le manteau de la cheminée, entre un oiseau difforme en bois flotté et un bougeoir en terre cuite aux couleurs de l’arc-en-ciel. Son côté parfait, artificiel, détonne sur l’ensemble de créations artisanales. Au moins, elle est conforme pour un transport aérien en cabine, c’est tout ce qu’Héloïse a vérifié.
Du cimetière, ils ont hésité à gagner un parc plus accueillant, ou un café, mais le ciel couvert, le vent vif, les ont renvoyés dans leur tanière. Pendant qu’Eliott se changeait, Héloïse a sorti l’ordinateur de sa cachette. Fouiller l’intégralité du disque dur risque de prendre des jours entiers, Gal semble n’y avoir opéré aucun tri, plus depuis des années.
— Daria m’a parlé de carnets Moleskine, annonce Héloïse, tout en cliquant sur le dossier qui renferme la thèse.
— Oui. Il les stockait dans son bureau.
— Apparemment plus. Il les avait emportés.
Eliott fronce les sourcils. Il rejoint le salon, dépose une tasse fumante devant Héloïse et s’assied à ses côtés.
— Il les aurait ramenés ici ?
— Tu ne les as pas vus ?
— Non. Mais bon… il a pu les laisser dans son sac. Ce serait son genre. Il ne le vidait que quand il devait y mettre autre chose.
Héloïse esquisse un sourire en songeant aux boîtes à tartines hérissées de poils verts, qu’on exhumait après des mois d’incubation, quand Gal avait six ans mais aussi quinze. Certaines choses ne changent jamais.
Eliott se relève et part en quête. Héloïse ouvre le dossier Brésil, y découvre une trentaine de documents et soupire. La méthode est sans doute minable, mais elle décide de commencer par le dossier le moins rempli, histoire de se donner de l’élan. C’est celui de la Colombie. Enfin, si elle ne compte pas le Canada, qui est vide.
— Il y a eu des assassinats d’écologistes au Canada, récemment ? demande Héloïse.
Eliott a disparu dans la salle de bain, en ressort.
— Pas que je sache. Il me semble qu’il travaillait surtout sur l’Amérique du Sud et l’Asie.
Eliott revient vers le salon, file vers l’entrée, écarte les vestes du portemanteau, puis recule et reste figé, mains sur les hanches.
— Alors ?
— Je ne le trouve pas.
Héloïse croise les bras, se carre dans le divan. Eliott a pincé les lèvres, plissé les yeux.
— Tu l’avais vu récemment ?
— Je ne sais plus.
— Quand tu as tout rangé ?
— Si, oui, je l’ai vu. Je me souviens que je n’ai pas osé l’ouvrir. Que ça m’a paru… prématuré.
— Et il n’est plus là.
— Je ne sais plus ce que j’en ai fait. Tu es arrivée peu après.
Il relâche sa respiration.
— C’est possible qu’ils l’aient pris.
Pas besoin de préciser davantage, ils savent l’un et l’autre qui sont ce « ils », les cambrioleurs de la nuit précédente. Les drogués en mal de cash ou de substance. Ou d’autre chose. Eliott parait soudain fragile, là, debout dans son tee-shirt orange où s’esquissent les moustaches d’un renard camouflé.
— Je me disais… reprend-elle.
Il s’ébroue et cligne des yeux, comme arraché à son rêve.
— Gal était… bavard… et envahissant… Est-ce qu’il te cachait toujours ce sur quoi il travaillait ? Les autres doctorants m’ont dit qu’il pouvait être resté discret avec eux pour éviter qu’ils lui volent ses idées, mais toi ?
— Je ne sais pas. Non. D’habitude il m’en parlait… pas forcément dans les détails… mais il avait tendance à se déverser, oui.
Un sourire lui frôle le coin des lèvres.
— Parfois aux moments les plus incongrus.
Ses doigts fusent vers ses yeux, comme chaque fois que l’émotion le saisit. Un souvenir, un regret, les actes manqués. Depuis sa confession dans le cimetière et le pardon qu’elle lui a accordé, il semble physiquement moins stable, comme si le sol pouvait s’ouvrir et l’avaler à tout instant. Héloïse bloque toute tentative d’imaginer ce qu’il ressent. L’empathie ne les aiderait en rien.
Le pragmatisme, en revanche…
— Est-ce que tu te souviens du moment où il a commencé à être aussi exalté ?
Il retourne vers la cuisine, récupère une tasse de café et vient se rasseoir.
— Quelques semaines. Attends.
Son regard s’égare dans le jardin ruisselant. Une grue japonaise en fer forgé, grandeur nature, s’élève dans un massif d’hortensias froissé. Le propriétaire semble avoir hésité entre une ambiance zen et un tracé à la française, sans parvenir à se décider.
— Fin octobre ?
— Le 24 ?
Il se retourne, surpris.
— Pourquoi le 24 ?
— C’est la date de création de ce dossier Canada vide.
Elle lui désigne l’écran de l’ordinateur.
— Laisse-moi vérifier.
Il sort son téléphone, pianote un instant.
— Oui, c’est sûrement ça. C’était le lendemain des Vancouver Post Awards.
— Les Vancouver Post Awards ?
— Ce sont des prix annuels, remis par le journal principal de la province. Une soirée de gala pour la presse. C’est en plein dans le Festival des Écrivains, et je suis… plus ou moins absent cette semaine-là, il y a tellement de tables rondes et de conférences qui me concernent… Du coup, Gal y est allé seul. Vu son sujet de thèse, il avait ses entrées au Post, il était souvent flanqué dans leurs archives. Ça ne m’a pas frappé immédiatement, parce que je devais intervenir dans une rencontre sur la dystopie canadienne le 26, et j’étais moi-même dans un état de stress assez pénible, sans parler de la fatigue accumulée sur la semaine. Mais je me souviens qu’il était particulièrement peu disponible… et aussi qu’il n’est jamais venu à ma rencontre. Ce qui m’avait vexé et soulagé tout à la fois, parce qu'en public, sa présence pouvait parfois me crisper plus qu’autre chose. Oui, maintenant que j'y pense… Il était déjà nerveux à ce moment-là.
Héloïse déplace le curseur de la souris sur l’écran, le mène jusqu’à la messagerie, puis se ravise et tend le portable à Eliott.
— Si tu regardais dans sa boîte mail ?
Elle ignore ce qu’elle craint d’y trouver. Qui utilise encore le mail, de nos jours ? Mais Eliott obtempère et prend la machine sur ses genoux.
— Eliott, est-ce que tu crois qu’il savait que c’était dangereux ? Que ça peut expliquer son silence ?
Il relève les yeux.
— Qu’il n’a rien dit pas parce qu’il voulait te faire la surprise, mais parce qu’il ne voulait pas t’exposer à un risque ?
Dans son regard, elle voit passer l’effroi, une relecture des dernières semaines, de cette fièvre qui a fini par avoir raison de leur bonne entente, qu’il tient responsable – coupable – de sa non-assistance à personne en danger.
— Il avait peur, murmure Eliott. Mais il ne pouvait pas s’arrêter.
Gal emporté par sa curiosité dévorante, incapable de mettre le frein à son élan.
— Nous devons être prudents, remarque alors Héloïse.
Un frisson la saisit, la pluie frémit contre les vitres, l’obscurité gagne du terrain.
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