Fyctia
12.
L’urne ressemble au rouleau de carton qu’on utiliserait pour ranger un petit poster. Haute d’une trentaine de centimètres, décorée de la photo d’une forêt enneigée, elle pèse plus lourd qu’anticipé.
En même temps, rien du tout, quelques kilos, trois paquets de sucre.
L’employée lui explique patiemment le mécanisme prévu pour la dispersion des cendres, mais Héloïse n’écoute pas vraiment. Au travers de la porte vitrée, elle observe Eliott, qui a préféré attendre dehors. Vêtu d’un costume noir sous un manteau tout aussi noir, il ressemble à un croque-mort.
Ou à une âme endeuillée, simplement.
Héloïse n’a pas songé, pas un instant, à organiser une cérémonie à Vancouver, pour les amis de Gal, ses collègues, son compagnon livide. Elle voulait venir et l’emporter, sans réfléchir, au plus vite. Elle mesure seulement l’ampleur de sa cruauté.
Comme avec Daniel, plus tôt, à l’université, qu’elle a planté là, en pleine souffrance. Elle aurait dû agir autrement, mais c’était trop difficile, sur le moment, trop douloureux. Il faudra qu’elle l’appelle, qu’elle s’excuse.
Elle ne sait pas comment on gère cette horreur interminable, quand, au juste, la tempête s’arrête.
Chacun fait son deuil à sa manière.
Elle se souvient de ces paroles, lors du décès de leur mère, quand Gal pleurait toutes les larmes de son corps et qu’elle demeurait stoïque, le rocher au milieu d’un océan déchaîné. La situation était différente. Leur mère était malade et elle avait décidé, seule, de mettre un terme à sa route chaotique. Rien à voir. Un choix discuté, préparé, des adieux apaisés, en surface du moins.
Toute cette colère, enfouie, qui ne demande qu’à resurgir et tout emporter.
Sans pouvoir s'en empêcher, Héloïse s’interroge sur ce qui se passerait si son père mourait en Mongolie. S’il tombait de cheval, contractait une infection ou mangeait la mauvaise herbe. Il n’y aurait alors plus qu'elle, à la barre d’un petit navire éprouvé. Coulerait-il ou, au contraire, gagnerait-il enfin un rivage idyllique ?
Elle a honte, brièvement, de penser de la sorte, mais là, à la seconde, elle a la sensation qu’ils ne lui apportent que des problèmes, tous.
Gal le premier.
Armée des derniers documents, elle range l’urne dans son sac, avec les livres, l’ordinateur caché, les chewing-gums et l'elfe en plastique.
Voilà, presque toute une vie en somme, sur ses épaules, à transporter.
Eliott se détache du muret lorsqu’elle sort. Dans son dos se déploie le cimetière de Mountain View, d’immenses pelouses dépouillées, quelques arbres, des pierres tombales éparses, de rares stèles, pas un banc.
Ils s’engagent dans une des larges allées qui quadrillent la nécropole, d’abord distants.
— Tu veux la voir ? demande Héloïse.
— Non.
Elle opine, il inspire, puis elle s’approche de lui et glisse un bras autour de sa taille.
Ils marchent un moment, sans but.
Gal ne reposera pas ici.
Héloïse fait rouler les mots dans son esprit, mais les empêche d’atteindre sa langue. Des amoureux qui se disputent, ça arrive tous les jours. Elle est bien placée pour le savoir même si pour l'heure, il n’y a personne dans sa vie. Peut-être plus jamais. Pas le temps, pas la place, pas l’envie. Elle écarte cette pensée.
Quel a été son dernier échange avec Gal ? Elle ne se souvient plus. Sans doute un transfert de lien Instagram, une photo, une vidéo absurde. Décalage horaire. Manque d’atomes crochus. Elle l’aimait, son frère, mais de loin, c’était bien aussi.
Pas une prise de bec, en tout cas.
Il était colérique, mais le volcan s’éteignait rapidement. Si le conflit a perduré, c’est qu’Eliott est responsable. Responsable, pas coupable.
Héloïse doute.
Est-elle en train de s’inventer l'histoire terrible d’un meurtre déguisé en accident, alors qu’en réalité, Gal était sous pression pour sa thèse, fâché avec Eliott, douloureux, et qu’il a cherché une échappatoire, un soir, au coin d’une rue, acheté quelque chose pour tempérer son stress, cafouillé dans le dosage ?
Elle devrait pousser Eliott, mais la matinée, à l’université, l’a déjà épuisée.
— J’ai croisé Daniel, tente-t-elle.
— Ah.
Elle aimerait qu’il poursuive seul, mais il n’en fait rien. Le soleil automnal joue dans les feuilles d’un érable écarlate, jette des ombres sur l’herbe humide. Si le cimetière est totalement désert, le murmure des rues qui l’encadrent leur rappelle que la ville s’étend juste au-delà des haies.
— Il m’a parlé de cette soirée. De l’anniversaire de Vera.
Eliott se détache d’elle.
— Et il t’a dit que je ne l’ai pas sauvé, alors que j’aurais pu le faire.
Sa voix vacille. Elle s’écarte à son tour.
Que sous-entend-il, au juste ?
Il s’est immobilisé, poings sur les hanches, tourné vers les tombes disparates qui émaillent le gazon mourant.
— Non. Il m’a juste dit que vous vous étiez disputés.
Eliott hoche la tête, fébrile.
— Oui. En début de semaine. À cause de sa fièvre. L'appartement devenait un taudis, il ne rangeait plus rien, oubliait ses engagements, m’a posé deux lapins successifs sans songer à s’excuser… J’en avais ma claque. Il était aveugle, évidemment. Ce n’était pas la première fois. Il n’apprenait rien. J’étais fasciné, franchement, cette énergie, cet enthousiasme, ce n’est pas rien, et parfois, c’est sur moi qu’il débordait, et c’était formidable, d’être aimé par ce soleil… mais là, oui, j'étais saturé. Il me jurait que ça en valait la peine, et j’étais prêt à croire qu’il était sur le point d’écrire quelque chose de stupéfiant. Mais pas à notre détriment. Je voulais qu’il comprenne. Je ne sais pas s’il en était capable, dans ces phases… et maintenant, c’est trop tard.
Il pose les doigts au coin de ses yeux, comme pour bloquer ce qui pourrait en sortir. Elle fait un pas vers lui, il l'arrête d'une main.
— Attends, je n'ai pas fini... La vérité, Héloïse... La vérité, c’est que j’avais du Narcan dans ma veste. De la naloxone en spray. J’aurais pu le sauver, si j’étais allé voir plus vite. Mais j’étais furieux, je ne voulais pas lui parler, plus avant qu’il s’excuse… Quand il n’est pas remonté, je n’ai pas bronché. Il m’a fallu dix bonnes minutes avant de me dire que ce n’était pas normal. Et quand Daniel est descendu, c'était déjà trop tard...
Héloïse voit blanc, voit rouge, cesse de respirer.
— J’avais du Narcan sur moi, répète Eliott. J’avais suivi une formation pendant l’été, après les overdoses sur le campus, j’étais paré. Et je n’ai rien fait. Je suis resté à siroter mon cidre pendant qu’il agonisait sous mes pieds, parce que je me sentais négligé.
Elle songe à attraper cet abruti par le col et à l'étrangler. Mais ses paroles ont un écho puissant, l’égoïsme flamboyant de Gal, qu’elle connait sans doute mieux que personne. Eliott l’a aimé, a souffert, elle comprend qu'il ait eu besoin de lui résister.
Alors plutôt que de lui renvoyer sa fureur au visage, elle puise dans un endroit insoupçonné, s’approche, et s’appuie contre son dos couleur suie.
— Tu ne pouvais pas savoir.
Et pourtant, il va devoir porter.
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Alsid Kaluende
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