Fyctia
11(2).
Héloïse ne répond rien. Daria pince les lèvres et échange un regard avec son voisin. Ils hésitent. Elle devrait dire quelque chose, mais son esprit s'égare à mille kilomètres de leurs considérations académiques.
— Je vais vous donner mon adresse mail, poursuit finalement Pablo. Si vous trouvez quoi que ce soit, même une ébauche… On parviendrait sûrement à en faire quelque chose.
— Il avait des carnets, intervient sa collègue. Ces carnets noirs au papier un peu épais, jaune. Toute une collection, qu’il numérotait.
Héloïse acquiesce. Elle voit très bien de quoi il s’agit : des cahiers Moleskine, comme leur père, qui en remplit quatre par an depuis toujours. Elle ignorait que Gal avait adopté cette tradition.
— Il les conservait ici, d’habitude, continue Daria, mais il les avait repris récemment, je ne sais pas pourquoi.
— Je pense que quelqu’un y avait jeté un œil en son absence, complète Pablo. Gal aimait raconter ses aventures, mais pas qu’on fouine dans ses affaires.
Héloïse s’adosse à la table de travail. À l’extérieur, l’avenue principale du campus déroule sa pelouse et ses sentiers pavés, jalonnée d’arbres rosis par l’automne, parcourue par des centaines d’étudiants, seuls, par deux, en grappes. À son extrémité, surplombant la baie, le drapeau canadien claque dans l’air glacé.
— Ce bureau est tout le temps ouvert ?
— C’est un bureau partagé, oui, explique Daria. Daniel, Gal et moi l’occupions le plus souvent, mais n’importe qui pouvait s’y installer. C’est comme ça pour les quatre bureaux des thésards. Il faut être plus haut dans la hiérarchie pour avoir un local fermé.
Son expression en dit long sur ce qu’elle pense de ce manque d’intimité. Son espace personnel est parfaitement rangé, une orchidée s’y déploie en pleine santé, et le tableau d’affichage mêle publications scientifiques et photos privées. Au-dessus de celui de Gal, il n’y a qu’une carte d’état-major de la région.
— Je suis surprise qu’il n’ait rien raconté à personne, ose alors Héloïse. Gal était bavard. Garder un secret, c’était presque impossible, pour lui.
Pablo hausse les épaules.
— Le milieu académique peut rendre prudent.
Héloïse les dévisage, interdite. Daria grimace.
— Mais personne ne lui aurait volé ses données, se défend cette dernière. Nous n’étions pas dans les mêmes champs. La plupart des gens, ici, travaillent sur des politiques publiques concrètes, avec des applications de terrain. Son créneau était presque historique, très différent.
— Il en a sûrement parlé à Eliott, ajoute Pablo.
Si seulement.
Héloïse baisse à nouveau les yeux sur le contenu du tiroir. Que va-t-elle faire de ce fatras ? Elle repère un sac en papier replié dans un coin, l’ouvre et l’emplit des mille trésors de son frère, par poignées, sans plus tergiverser.
À l’extérieur, elle respire l’air frais, senteurs de forêt et de mer entremêlées, puis accède au wifi public qui ondule dans les installations universitaires. Une connexion minable, peu sécurisée, mais elle veut consulter son email, pour la dixième fois du jour, voir si la cellule d’enquête du VPD lui a répondu. Toujours rien sinon cette réponse automatique, promesse de revenir vers elle dès que possible. Elle n’en croit rien. Combien d’overdoses supplémentaires, depuis la mort de Gal ?
Il n’est sans doute déjà plus qu’un numéro.
— Héloïse ?
Elle se retourne pour découvrir un jeune homme aux cheveux noirs, longs, engoncé dans une parka d’hiver tout à fait excessive pour la saison. Il lui tend une main gantée, qu’elle serre un peu mécaniquement, prise au dépourvu.
— Je suis Daniel. Un ami de Gal. Les autres m’ont dit que tu venais de sortir. Je suis navré de faire ta connaissance dans ces circonstances. Et désolé… pour tout, en fait.
Daniel détourne le regard, le rouge macule ses joues que hérisse une barbe de quelques jours, il relâche sa respiration.
— Est-ce que ça va ?
Parle-t-il de l’instant, ou de la vie en général ? Héloïse songe à respirer. Elle cligne des yeux.
— Oui. Comme ça peut.
Il pince les lèvres. Dans son dos, deux étudiants franchissent le seuil de l’institut en riant.
— Et Eliott ?
Il sait qu’ils se sont vus, bien sûr. Des messages se sont échangés à ce sujet, sans qu’elle y songe. Eliott et Gal ne vivaient pas dans un vacuum.
La sœur de Gal est là. Elle croit que c’est un meurtre.
— Pas terrible, avoue-t-elle.
N’es-tu pas son ami ? Pourquoi me poses-tu la question ? Ne sais-tu rien de ce qui le garde éveillé la nuit ?
— Je m’en doutais, souffle Daniel. Je suppose qu’il se sent toujours coupable. Mais ce n’est pas de sa faute. Vraiment pas.
— Coupable ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Daniel parait surpris, son embarras l’embrase.
— Ah… Je pensais qu’il t’en aurait parlé… Ils s’étaient disputés quelques jours plus tôt. Je ne sais pas pourquoi. Gal était furax, super stressé… et donc super douloureux. Le soir de… sa mort, ils ont fait un effort pour faire plaisir à Vera, c’était son anniversaire, mais ils se sont à peine adressé la parole. La tension était vraiment pénible. Avec Vera, quand Gal est descendu, on a essayé de parler à Eliott, mais il refusait de céder, il disait que c’était à Gal de—
— Tu étais là ? l’interrompt-elle, stupéfaite.
— Oh… Oui. C’est moi qui suis allé voir. C’est moi qui l’ai trouvé.
Héloïse reste figée. Elle ouvre la bouche mais rien n’en sort. Elle a mille questions à lui poser, ou plutôt aucune, elle ne veut rien savoir, rien du tout.
Se représenter la scène, son petit frère, dans cet endroit… surtout pas, jamais.
Elle lui tourne le dos. Il ose une main sur son épaule, mais elle le chasse, fait un pas pour lui échapper.
La colère bouillonne à nouveau, meurtrière, elle doit la réprimer.
— Je suis désolé d’être arrivé trop tard, murmure quand même Daniel.
Elle ne lui répond rien. Elle ne veut plus le voir. Plus maintenant, plus jamais.
Ou peut-être un autre jour, quand l’eau sera tombée du ciel, aura ruisselé dans les caniveaux, coulé dans les rivières, sous les ponts, jusqu’à la mer, l’océan au-delà de Vancouver Island.
Il n’insiste pas. Elle ne bouge pas, attend qu’il soit parti.
Elle compte jusqu’à dix, cent, mille.
Puis elle s’éloigne pour aller prendre le 99 et retourner au cœur de la ville.
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