Leo Degal Par vent couvert 11(1).

11(1).

— J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous en dire davantage.


Derrière son bureau encombré, Edwin Heresford arbore une mine grave. Héloïse ne parvient pas à déterminer s’il est sincèrement touché, ou s’il voudrait juste qu’elle quitte la pièce au plus vite. Elle sait que c’est un homme occupé, dont les compétences sociales ne sont pas extraordinaires. Le genre qui s’étonne de séminaires désertés la veille de Noël, ne participe jamais aux fêtes qui suivent les défenses de thèse, et percute qu’une chercheuse a été enceinte le jour où on lui demande de contribuer à la cagnotte du cadeau de naissance.


Brillant, bienveillant, indifférent, quelque part sur le spectre, disait Gal avec tendresse.


— Nous étions un peu à couteaux tirés, ces derniers temps, admet le professeur. Le comité d’encadrement s’est réuni en septembre et nous attendions tous des résultats. Mais il était sur quelque chose, oui, ou du moins il le prétendait. Je ne sais pas si c’était vrai. Ce n’est pas la première fois qu’il s’emballe. N’était pas la première fois. Pardon. J’ai toujours du mal à le croire. Il avait du potentiel, beaucoup, qu’il dilapidait, par moments. Manque de focus. Un garçon admirable.


Il esquisse une grimace nerveuse, Héloïse reste stoïque.


— Je voulais savoir ce qu’il préparait, il ne voulait rien dire. Je lui ai répété que je ne pouvais pas le soutenir ou l’aider s’il sortait ses données d’un chapeau de magicien. Mais Arthur était comme ça. Toujours persuadé de pouvoir gérer seul. Et dans le bruit, et le spectacle. Nous devions nous voir fin de semaine, pour en rediscuter. Je lui ai mis la pression, je ne peux pas le nier.


Son rictus s’intensifie, déforme son visage, il a l’air au bord des larmes ou sur le point d’éclater de rire, Héloïse ne parvient pas à en juger.


— C’était un esprit brillant, c’est indéniable, lâche-t-il finalement.


Il secoue la tête puis parait chercher quelque chose d’invisible dans le fatras de son bureau, la réponse à une question tue.


— Merci de l’avoir accueilli, toutes ces années, murmure Héloïse. Il a adoré travailler avec vous.


Elle n’en sait rien, en réalité, mais ça semble la chose à dire. Consoler les autres, pourquoi faut-il qu’elle s’en charge, au juste ? Il ne connaissait pas vraiment Gal, qu’il appelle d’ailleurs Arthur, un signe qu’ils n’ont jamais dépassé un certain seuil de familiarité.


— Mes condoléances, répète-t-il, pour la cinquième fois depuis qu’elle a franchi la porte du département des Politiques Publiques et Enjeux Mondiaux, une demi-heure plus tôt.


Eliott est resté à l’appartement pour attendre le serrurier. Elle espère qu’il aura terminé à temps pour la rejoindre au crématorium. C’est aujourd’hui qu’elle doit récupérer l’urne.


Elle ne veut pas penser, pas encore, à ce que ce sera de l’avoir entre les mains.




Quand elle quitte le bureau d’Heresford, elle tombe sur deux chercheurs en embuscade. Pablo et Daria, se présentent-ils, embarrassés. Le teint du premier parle du sud, l’accent de la seconde sonne slave.


Héloïse soupire intérieurement. La commisération d’étrangers. Confrères de Gal, tout de même, peut-être amis, elle n’en sait rien. Elle-même entretient des relations cordiales mais distantes avec ses propres collègues. Verseraient-ils une larme s’il lui arrivait quelque chose ? Sans doute. Pas sûr.


Les doctorants sont différents : expatriés pour la plupart, et traversant un rock’n’roll émotionnel que le commun des mortels ne comprend pas toujours. Du moins, c’est ce qu’ils clament. De son point de vue, ce sont des étudiants attardés qui imaginent leur quotidien bien plus pénible qu’il ne l’est en réalité. Qu’ils viennent donc bosser quelques mois à l’hôpital pour voir, puis on en reparle.


Sa misanthropie flambe, la faute aux jérémiades de circonstance qu’elle avait espéré esquiver. Il faut qu’elle s’efforce de ne pas aboyer, ça part d’un bon sentiment.


Mais Daria et Pablo évitent de se répandre et se contentent de l’accompagner jusqu’au bureau que Gal partageait avec deux autres chercheurs. Sa table de travail est pratiquement vide, n’accueille que quelques articles photocopiés, une tasse où trônent deux crayons à la mine cassée et une pile de trois livres cornés. Elle abandonnerait bien tout ça derrière, mais elle sait qu’ils s’attendent à ce qu’elle emporte les dernières traces de Gal, alors elle s’exécute, prend son sac et y range ce qui pourrait voler à la poubelle.


Elle s’intéresse ensuite au tiroir sous la planche, et ce qu’elle découvre l’émeut inexplicablement. Le bric-à-brac qui lui ressemble. Deux paquets de chewing-gum entamés, des cartes de fidélité de snacks voisins, une clé qui ouvre Dieu sait quoi, sans doute un cadenas de vélo, des stylos et des feutres dans des états divers de destruction, des notes griffonnées sur des feuilles quadrillées, des tickets de caisse, des serviettes en papier, des Post-its, une figurine de wargame en plastique, une sorte d’elfe manchot, un dé à douze faces, un compas sans pointe, une petite cuillère, des baguettes encore dans leur enveloppe, un écouteur solitaire, des mouchoirs, des trombones, une carte Pokémon, des pièces de monnaie. Certaines sont des Euros, évidemment, qu’il a transportés dans ses poches et abandonnés ici, loin de chez lui.


— Avec les autres, on a réfléchi, annonce alors Pablo.


Héloïse relève les yeux.


— On publie un numéro spécial de la revue de l’Institut. En mars. Pour le centenaire. On aurait aimé… y mettre un article de Gal. Une trace de ce sur quoi il bossait.

— Vous avez ça ? demande Héloïse.


L’expression de Pablo trahit qu’il ne s’attendait pas à cette réaction. Peut-être d’abord de l’émotion, de l’enthousiasme, des remerciements. Héloïse n’y a même pas songé.


— Pas pour l’instant, avoue-t-il. Il semblait sur quelque chose d’excitant, ces derniers temps, mais il ne m’en a pas parlé.


Il se tourne vers Daria, qui secoue la tête.


— À moi non plus. Mais je suppose que ça pourrait se trouver sur son ordinateur. Vous l’avez récupéré ?


Héloïse hésite. Elle ne sait rien de ces deux-là, sinon qu’ils travaillent ici. Le portable est juste là, devant elle, à l’arrière du sac à dos, dissimulé.


— Sa session doit être protégée par un mot de passe, non ?

— Sans doute, mais en tant que membre de la famille, vous pouvez sûrement le faire débloquer, dit Pablo.

— Je ne suis pas certain que ce soit si simple, intervient Daria. Il faudrait que Gal l’ait désignée comme mandataire, je crois… Il a pu choisir Eliott.

— Ou personne. Qui fait ce genre de trucs à vingt-quatre ans ?


Pablo n’a pas tort.


— Les démarches prennent probablement du temps, mais ça doit être possible, continue-t-il. Et ce n’est pas urgent. Nous parlons de mars… C’est au cas où. Ce serait un bel hommage, qu’il puisse laisser son empreinte… même si je comprends… que vous n’avez pas du tout la tête à ça. Désolé.

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71

71 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Mary Lev

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Il y a un mois

C’est bien des chercheurs ça, la publi même post mortem ! Et si possible avec le nom de tous les collaborateurs pour avoir les points sigaps !

Leo Degal

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Il y a un mois

Il n'y a pas de petit profit pour faire grimper son impact factor ! (enfin je ne sais même pas si on appelle encore ça comme ça 🤣)

camillep

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Il y a un mois

Je pense que cette partie gagnerait en intensité si on ressentait les doutes d'Héloïse à travers ses réactions physique. Tu dis juste qu'elle hésite, mais je trouve que ça manque un tout petit peu d'immersion pour que les deux collègues puissent semer le doute dans la tête du lecteur

Leo Degal

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Il y a un mois

Bien noté !

Nicolasm59

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Il y a un mois

Petite chose qui me chiffonne. Elle n'essaye pas d'ouvrir ou de parcourir la thèse sur l'ordinateur de Gal alors qu'elle semblait certaine dans les précédents chapitres qu'il avait trouvé quelque chose ?

Leo Degal

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Il y a un mois

On y vient, oui. L'idée est qu'elle n'a pas encore pris le temps depuis la veille.

Gottesmann Pascal

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Il y a un mois

Gal est mort en emportant les secrets que son ordinateur recèle. Très discret s'il en parlait même pas aux autres doctorants. Hâte de savoir ce que la machine contient.

Leo Degal

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Il y a un mois

On y arrive bientôt ! 💪

Eléanor Le Chardonneret

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Il y a un mois

Ah, ah ! Est-ce qu'ils en savent plus qu'ils ne le disent ? Est-ce qu'ils craignent quelque chose ? Après tout, si ce n'est pas une mort accidentelle, il faut bien que le coupable ait eu vent de ce faisait la victime ou au moins qu'il ait eu des soupçons. Maintenant Gal était du genre bavard, alors... 🤔 Je n'exclus pas le professeur non plus, les émotions peuvent cacher beaucoup de choses !
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