Fyctia
10.
Bien qu’il soit passé deux heures du matin, Héloïse ne parvient pas à dormir, les questions tournoient toujours sous son crâne. Au fond, il fait jour à Bruxelles, et avec toutes ces émotions chaotiques, son corps refuse de s’adapter.
Elle hésite à reprendre le portable, qu’elle a glissé sous son oreiller, une protection contre toute tentative de lui subtiliser. En sentinelle, la bombe anti-ours trône sur la table de chevet. Ils ont poussé le petit meuble qui jouxtait l’entrée devant la porte, pour la barricader le temps d’une nuit.
Eliott titubait de sommeil, le pauvre, Héloïse a accepté de remettre ses investigations du Cloud au lendemain, comme son envoi d’email. À présent, ils gisent tous deux sur le grand lit.
Avant l’extinction des feux, Eliott a changé le drap, la housse de couette, les taies d’oreiller, mais pas toutes, pas la sienne. Héloïse devine qu’il y respire les derniers effluves du garçon qu’il aimait. Ce qu’il en reste, du moins, depuis que des mains étrangères ont tout saccagé.
Elle ne sait pas s’il dort, lui. Sa poitrine se soulève, puis il retient son souffle et soupire. Il combat ses larmes, elle le comprend, elle se reconnait dans ce rythme saccadé. Autre endroit, autre temps. Elle devrait pleurer Gal, davantage, mais elle a la certitude que ce n’est pas le moment.
— Tu veux aller à la plage ? demande soudain Eliott.
— Oui.
Ils marchent côte à côte, remontent de rue en rue jusqu’au front de mer, un quart d’heure de promenade sous le vent vif et le ciel couvert. Il pleuvra sans doute encore, c’est la loi des lieux, qu’ils acceptent.
Enfin, ils atteignent Kitsilano Beach. La plage s’étend à une centaine de mètres de Cornwall Avenue, derrière un morceau de pelouse, un bâtiment qui abrite les sanitaires et un restaurant, fermé à cette heure tardive. Ils se glissent jusqu’aux troncs de bois flotté qui servent de bancs, se hissent sur l’un d’entre eux. D’autres âmes nocturnes bavardent çà et là. Des élèves de Kits, sans doute, des étudiants, des insomniaques. On aperçoit le bout rougeoyant d’une cigarette ou d’un joint, quelqu’un a posé un baffle dans le sable et diffuse de la pop hispanique, des rires et des cris joyeux résonnent. Rien d’anormal. Chacun garde ses distances.
Sur la droite, les gratte-ciels de Downtown rayonnent de leurs mille fenêtres illuminées, ersatz miniature d’autres métropoles nord-américaines. En face, d’énormes cargos à l’ancre scintillent sur les vagues noires, attendant leur tour pour aller décharger leurs conteneurs dans le port. Plus loin, la côte nord luit faiblement, de l’autre côté du bras de mer. Héloïse ne se souvient plus du nom de ces quartiers distants ni de la baie qui les en sépare. Son univers, c’était Kitsilano et Downtown. Peu importait le reste.
— Vous vous êtes connus à Kits ? demande-t-elle soudain.
Eliott a croisé les bras, les yeux fixés sur l’horizon obscur.
— De loin. Les petits gars de treize-quatorze ans, on traînait en bandes floues, quasi interchangeables. Bon, Gal… il avait sa réputation, c’était un crâneur audacieux, on sentait qu’il découvrait ici une liberté qu’il n’avait jamais eue chez vous.
— Mes parents voulaient s’assurer qu’on s’intègre bien, du coup ils nous ont lâché la bride, se remémore Héloïse. Sans doute beaucoup trop, a posteriori. Mais ça partait d’un bon sentiment. J’en ai bien profité, moi aussi.
— J’imagine. Moi j’étais un ado plus timide, un suiveur… Je me souvenais vaguement de lui, quand il est revenu pour sa thèse, mais lui sûrement pas de moi. On s’est croisés dans des soirées organisées sur le campus, puis en ville, chez l’un ou l’autre. On avait quelques amis communs. Je ne pense pas que sans leur aide, on se serait regardés.
Soudain, son souffle se bloque, un soupir douloureux se glisse dans son discours. Héloïse hasarde une main, serre la sienne, il l’imite puis reprend.
— Mais on m’a dit qu’il s’appelait Galaad et qu’en tant que dragon, je me devais d’aller à l’affronter.
— Dragon ?
— Eliott le dragon ?
— Oh misère.
Héloïse pouffe.
— À quoi ça tient, murmure-t-elle.
— Ouais, à quoi ça tient.
La mélancolie les emporte à nouveau, alors qu’ils contemplent les lueurs diffuses d’existences multiples qui poursuivent leur route, là où la seule qui semble compter s’est interrompue brutalement.
Héloïse hésite, elle aimerait lui poser une question, grave, horrible, qu’elle n’arrive pas encore à formuler, mais quelque chose la chipote.
— Tu étais très tendu, avec les policiers, tout à l’heure.
— Ah. Ils peuvent être plutôt tendus, eux aussi… Surtout avec des histoires de drogue.
— Tu ne voulais pas que je leur parle de la mort de Gal.
Les mots sonnent comme une accusation, chargée de suspicion, trop tard pour les ravaler.
— Ce n’est pas ça, pas du tout, proteste Eliott. C’est juste…
Il se mord la lèvre un instant, pose les doigts sur ses joues.
— Je suis d’un milieu… très modeste. Et je dépends d’une bourse aux critères étriqués. Je ne peux pas me permettre d’avoir des ennuis avec la loi.
— Tu as eu peur qu’il y ait réellement du fentanyl dans les tiroirs.
— Non. Pas vraiment, mais…
— Mais quoi ?
— Mais je n’en sais rien !
Le feu qu’il comprime s’échappe à nouveau en tisons sauvages.
— Gal était… tu connais Gal ! Il aimait les secrets, les surprises ! Il était en phase… presque maniaque, ces derniers temps. Alors je ne sais pas ce qu’il cachait, mais voilà, oui, tout d’un coup, je me suis demandé ce qu’il y avait dans nos armoires… mais c’est toi qui me rends paranoïaque, à imaginer qu’il ne s’agit pas d’un accident !
Il l’a dit avant elle. Héloïse lui prend le bras, fébrile.
— Tu penses que j’ai raison, n’est-ce pas ?
— Quoi ? Je n’ai pas dit ça.
— Il ne s’est pas suicidé. Il ne se droguait pas. Il est mort et on a fouillé son appartement.
Elle tape derrière son épaule, sur son fidèle sac à dos Fjallraven avec sa poche pour portable, sous sa housse de pluie. L’ordinateur dont elle ne se séparera plus jamais.
— Tu crois qu’on l’a assassiné.
— Non ! Je n’en sais rien, répond Eliott. Je ne veux pas le croire, non. C’est ridicule, absurde, ce genre de chose ne se produit pas. Seulement dans les films. Ou ailleurs.
— Il travaillait sur des meurtres.
— Des anciens meurtres. Résolus. À l’autre bout du monde. Dont les coupables ont été identifiés, traduits en justice… sur lesquels il existe d’autres études, des livres, des articles… Gal entamait sa troisième année de thèse, il n’a jamais rien publié.
— Mais il était surexcité, ces derniers temps, tu l’as dit toi-même.
— Il se mettait dans ce genre d’état pour tout et n’importe quoi. La sortie d’un morceau sur Spotify. Deux victoires successives des Canucks. Une mise à jour de Counter-Strike. Un texte qui l’avait fasciné, une vidéo stupide qu’il voulait partager…
Il s’interrompt, exhale, poings sur les orbites.
— Ou il avait découvert quelque chose, complète Héloïse.
Eliott ne peut qu’acquiescer.
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Alsid Kaluende
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Il y a 7 jours
camillep
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Leo Degal
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Nicolasm59
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Flopinette
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