Fyctia
8.
L’adrénaline s’estompe et le contrecoup leur brise les jambes, ils s’affalent sur le divan.
Héloïse est passée devant avec la bombe anti-ours, Eliott derrière avec le parapluie. Mauvais réflexe, sans doute, mais heureusement, il n’y avait plus personne à l’intérieur.
Juste le chaos.
Les tiroirs gisent, vidés, le matelas est retourné, les armoires béent, dans la cuisine, la chambre, la salle de bain.
Après la mort de Gal, le désastre parait à la fois scandaleux et complètement trivial. Cet endroit veut les chasser, ils l’entendent, ils n’attendent qu’une seule chose, c’est partir.
— Il faut appeler la police, murmure Eliott.
Ils le font.
Puis le temps se dilate. Ils savent qu’ils ne devraient toucher à rien, mais aussi que l’intervention va tarder. Rien d’urgent dans leur situation. Pas de blessé, pas de danger, juste un appartement mis à sac. Eliott finit par se relever et se déplacer prudemment d’une pièce à l’autre.
— Son ordinateur ? demande brusquement Héloïse.
— Je vais te le trouver.
Il parait tellement sûr de lui qu’elle se calme. Il disparait dans la chambre, reparait quelques minutes plus tard avec le portable. Mille autocollants disparates ornent son couvercle argenté.
— Ils ne l’ont pas pris, s'étonne-t-elle.
— J’ai l’impression qu’ils n’ont rien pris. Cherché du cash, peut-être, je ne sais pas ? Mais Gal planquait toujours son portable dans un endroit improbable, méticuleusement. Il me disait où parce qu’il pouvait parfois oublier.
Héloïse hoche la tête dans un sourire.
— Notre mère faisait ça. L’angoisse de perdre son travail, ou de le voir livré à des yeux étrangers, elle ne la supportait pas. Il a été à bonne école.
Eliott lui tend la machine, une offrande. Le rouge a gagné ses joues. Il se réinstalle près d’elle.
La bécane ronronne, puis couine à l’ouverture. Une photo apparait, d'une forêt humide, somptueuse, telles qu’elles se déploient sur la côte ouest de Vancouver Island. Du vert sur du vert sur du vert, un peu de gris, de brun, des souches aux allures de trolls chevelus, des troncs couchés sur lesquels repoussent de nouveaux arbres, les cèdres massifs, immenses. La pluie qui ruissèle. Un homme sous une cape de toile cirée jaune qui adresse un signe au photographe.
— C’est toi.
— Oui, le printemps passé. Nous sommes allés marcher au Pacific Rim et sur la Rainforest Trail. Les classiques de Vancouver Island. En bon local, je n’y avais jamais mis les pieds, mais Gal avait des souvenirs d’adolescence qu’il voulait retrouver.
— Je ne les ai pas accompagnés, à l’époque, murmure-t-elle. Je préférais la vie nocturne de Vancouver. Me farcir cette cambrousse… Toute cette pluie… J’avais mieux à faire de mes week-ends.
— Ce n’est pas moi qui te jetterai la pierre.
Ils échangent un regard entendu. Mais elle s’égare, repousse le moment fatidique, le champ qui attend le mot de passe. À ses côtés, Eliott frissonne, détaille la pièce, bras croisés. Les oeuvres d’art douteuses ont survécu à l’intrusion, mais pas la pile de journaux qui se répand à présent jusqu’au milieu de la pièce. Il fait un geste pour les ramasser, le suspend in extremis.
— Et ton ordi à toi ? demande soudain Héloïse.
— Je l’ai laissé dans mon bureau, à la fac. Pas envie de le trimballer. Ce n'est pas comme si j'allais travailler.
Héloïse acquiesce, effleure le clavier du bout des doigts. Combien de chances a-t-elle avant de tout bloquer ?
10, le maillot d’Eden Hazard, une tradition.
Maki, son totem scout.
42, fatalement, un clin d’oeil.
Autre chose ? Une référence à un jeu vidéo, une révolution obscure, le nom latin d'un arbre ?
Non. Ce portable date de Bruxelles.
Elle tente.
Le champ vibre de contrariété.
Elle réessaie, en mettant les nombres à la fin.
L’écran de verrouillage s’efface docilement et elle tend aussitôt la machine à Eliott. Pendant un instant, il reste immobile, stupéfait, comme hypnotisé, puis il secoue la tête.
— Je ne crois pas que j’en suis capable.
— De quoi ?
— C’est son ordinateur. Son domaine. Je ne me serais jamais permis ce genre d’indiscrétion de son vivant.
Il ne l’est plus, vivant, songe Héloïse.
— Alors guide-moi. Je suis la grande soeur qui lui pique ses fringues. Il a l’habitude.
Le fond d’écran, forestier lui aussi, disparait sous une myriade d’icônes dispersées. Gal et son foutoir dans toute leur splendeur. L’agacement cède la place à la mélancolie. Tous ces téléchargements anarchiques, le reflet de sa pensée dispersée. Il assumait certains jours, bravache, et le déplorait d’autres, quand il se sentait démuni face à son propre foisonnement.
Elle réalise qu’Eliott a dû souffrir, à passer derrière lui. Elle lui jette un coup d’oeil, il semble toujours rechigner à examiner ce qui s’offre à eux, puis soupire et pointe.
— Tout ça, ce sont des articles qu’il a récupérés sur le site du Guardian, du National Post, du New York Times, dit-il. Ici des photos, je crois… Le zip d'un logiciel de carto, pour la randonnée... Ça, je pense que ce sont des PDF plus administratifs. Son relevé de comptes à RBC, sa facture de téléphone…
Encore des étapes administratives à ne pas négliger, dont Héloïse n’a vraiment aucune envie de se charger.
— Ce dossier, c’est sa thèse.
Il désigne un carré jaune intitulé MVB.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Mort, vérité, biodiversité. C’était le titre provisoire.
— Il bossait sur quoi, au juste ? Je suppose que la dystopie chez Margaret Atwood, c’est toi.
Eliott se pare d'un sourire gêné.
— Oui, ça, c’est moi. Gal travaillait sur plusieurs assassinats d’activistes écologistes qui ont eu lieu ces dix dernières années, et la manière dont les enquêtes ont été gérées en fonction des pays et des circonstances. Son sujet précis n’était pas encore très clair. Il épuisait trop vite les thématiques, trouvait toujours que tout avait déjà été traité…
Sa main esquisse des vagues invisibles.
— Des hauts et des bas, en ça comme en tout. Son directeur de thèse est sûrement le mieux informé, même si je sais qu’il était agacé par ses revirements constants. C’était un sujet de tension permanente entre eux. Edwin voulait qu’il se décide et Gal filait toujours vers d’autres eaux.
Elle clique sur le dossier, en affiche six autres curieusement bien ordonnés – Brésil, Canada, Colombie, Inde, Philippines, Russie – plus un document texte. Sans doute la fameuse thèse. Héloïse en devine le contenu sans l’ouvrir. Du sérieux, du furieux, de l’injuste. Abattu par la rigueur et la masse d’informations à mémoriser en droit, Gal avait choisi la sociologie, louvoyé vers le journalisme, s’était rabattu vers une spécialisation en questions environnementales.
Un domaine déprimant. Critique, mais déprimant. Héloïse a toujours préféré agir, faire la différence, la vraie différence, plutôt que de lutter contre les moulins à vent.
Mais Gal... Gal, en preux chevalier, ne s'avouait jamais vaincu.
60 commentaires
Alsid Kaluende
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Il y a 7 jours
camillep
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Eva Boh & Le Mas de Gaïa
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Leo Degal
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Mary Lev
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