Leo Degal Par vent couvert 7.

7.

La pluie proverbiale s’est invitée aux festivités et trempe le commissariat de Cambie Street avec prodigalité.


En sortant, lorsqu’elle aperçoit Eliott sous son parapluie écarlate, Héloïse se souvient furtivement d’une de ces vidéos Instagram d’autrefois, qui listait les cinq objets indispensables pour tout visiteur de cette métropole humide. Parapluie, imperméable, gobelet réutilisable et… des bottes ? Une gourde ? Impossible de se rappeler. Peut-être n’était-ce que trois objets, tout compte fait.


Elle le rejoint sous la toile. Dans leur dos, le bâtiment austère de la police conserve ses secrets, son silence.


— Alors ? demande-t-il.

— J’ai l’adresse mail de la cellule qui s’occupe des overdoses. Mais l’agente qui m’a reçue m’a dit que si le corps avait été libéré, c’est que l’enquête était close. Mort accidentelle par overdose, comme sur le certificat de décès. Qu’ils ne rouvraient jamais ce genre de dossier sans de nouveaux faits tangibles. Qu’une suspicion floue ne suffisait pas. Que vous aviez déjà tous été interrogés.


Elle relève les yeux, il opine du chef, lèvres serrées.


— J’ai passé la nuit à l’hôpital, avoue-t-il. Ils m’ont interrogé le matin. Une deuxième fois le lendemain. Je leur ai dit ce que je t’ai dit. Que ça n’avait aucun sens. Qu’il ne prenait rien.


Son timbre se fêle comme il se défend, Héloïse pose la main sur son avant-bras et il se tait. Elle ne doute plus de lui, il n’a pas besoin de chercher, à tout prix, son pardon. Même si, elle le devine, il le fait à moitié pour lui-même, pour se dédouaner d’une horreur incompréhensible.


— Et ils n’ont pas son téléphone, ajoute-t-elle.


Juste le contenu de ses poches, qu’elle examinera à son aise. Elle a récupéré ses vêtements plus tôt, à l’hôpital.


— Je sais. Ils l’ont cherché, le soir même, mais dans la cohue… Quelqu’un a dû le voler. Le bar était plein, c’était vendredi soir. Je ne me souviens pas s’il l’avait laissé à table ou s’il l’avait emporté en bas.


Plein et personne n’a rien vu, songe Héloïse, à nouveau, sans pouvoir s'en empêcher.


— Est-ce qu’il a pu être exposé sans le vouloir ? demande-t-elle. Je me souviens de ces cas d’overdose par inhalation, par contact, de policiers qui fouillaient des planques de dealers…

— J’y ai pensé, moi aussi, murmure Eliott. Mais apparemment, ce sont des légendes urbaines. Des malaises causés par le stress, montés en épingle dans la presse.


Ils abandonnent cet endroit inutile, repartent vers Broadway sous l’averse. Les arbres roux frissonnent, les voitures se succèdent dans la pénombre d’une nuit précoce, les enseignes lumineuses s’étalent le long de la large avenue. Ils doivent traverser pour éviter une zone de travaux, un bus les frôle, un second s’arrête à quelques mètres. Sans se concerter, ils poursuivent leur route, côte à côte, à pied.


— Je voudrais retourner chez Gal… chez vous, dit-elle.

— Bien sûr.


Ils dépassent des restaurants multiples, des drogueries gigantesques, des hôtels, des salons de beauté, encore un dentiste, un bar, des marchands de vélo. Les commerces se concentrent sur quelques larges avenues, tandis que les rues voisines respirent. Les bus continuent à filer, bleu et gris, bondés en cette fin de journée.


— Tu y es resté, ces derniers jours ?

— Oui. Je n’ai plus mis les pieds à Eagle Tree depuis… un certain temps. Je ne me voyais pas y dormir seul, je n’y ai plus rien. Bon, ça n’a pas été plus facile chez Gal, en vérité.

— Je comprends.

— Je suppose qu’il faut résilier le bail… Je ne sais pas comment ça fonctionne, dans ces circonstances.


Héloïse ouvre de grands yeux. Une chose supplémentaire sur sa liste, à laquelle elle n’a pas songé.


— Tu voudrais le garder ?


Eliott la dévisage, interdit.


— L’appartement ? Non. Je n’ai pas les moyens de me payer quelque chose à Kitsilano.


Gal n’aurait pas dû les avoir non plus, mais avec sa bourse, sa part d’héritage plus ses contacts locaux, il s’était débrouillé pour retourner dans le quartier de leur jeunesse, nostalgique à vingt-deux ans.


— Et même si je les avais... non, vraiment. Non.

— La maison appartient à un prof de son département, non ? demande Héloïse.

— Un prof retraité, oui. Il est rarement à Vancouver, il a un chalet près de Victoria et y reste jusqu’à la neige. Gal lui servait un peu de concierge, de jardinier… Je suppose qu’il a été averti par ses collègues. Gal avait son numéro, mais pas moi.


Il hausse les épaules.


— On peut sans doute récupérer le contenu de son téléphone via le Cloud, murmure soudain Héloïse. Son ordinateur est à l’appartement ?

— Oui. Mais sa session est protégée.

— Je parie que je connais le mot de passe.


Eliott sourcille. Elle ne peut s’empêcher de sourire.


— Je me sens un peu vexé, avoue-t-il.

— Tu ne dois pas. Gal a toujours eu du mal à retenir ses mots de passe, et ils circulaient pas mal dans la maison. Mes parents devaient sans cesse dépanner son PC, il voulait jouer, mais sans prendre la peine d’apprendre les bases de l’informatique. Du coup, il y avait des Post-its ici et là, dans le bureau, avec les codes. Toujours des variations sur les mêmes choses. Le numéro de dossard d’un joueur de foot. Son totem scout. Ce genre de choses. Je suis sûre que je peux trouver en moins de trois essais.


Cette perspective semble stupéfier Eliott.


— Heu… Si tu parviens à débloquer son poste… Est-ce que, heu… je pourrais passer le premier ?


L’effroi qui perle dans son ton fige la jeune femme. Elle s’arrête.


— Pourquoi ? demande-t-elle, soudain glaciale.


Dans la lueur des réverbères, Eliott a pris une teinte écrevisse.


— C’est que… il se pourrait qu’il y ait… heu… des choses un peu privées… dans certains dossiers.


Héloïse en reste muette, il n’ose pas la regarder. Un instant, elle imagine ce grand garçon pâle, son frère, plus large, plus fort, puis repousse ces pensées avant qu’elles ne gagnent en substance, en couleurs. Elle ne veut surtout rien savoir.


— Bien sûr, répond-elle, embarrassée.


Il lui adresse un sourire bref, toujours pivoine, et ils reprennent leur marche.


Ils finissent par succomber aux sirènes du 99, dont la fréquence incessante démotiverait le randonneur le plus aguerri. Il les pose au carrefour de McDonald et Broadway, entre la station-service, la banque, la bibliothèque et le bubble tea.


La pluie s’est calmée, la nuit est tombée, ils poursuivent leur chemin tranquille, s’écartent du vacarme constant de Broadway pour gagner les rues voisines, la neuvième, la huitième, jusqu’à la septième, leur destination. Le bruissement du trafic est désormais à peine perceptible, avalé par le souffle du vent dans les ramures qui se dénudent et le murmure de l'eau dans les gouttières.


Ils franchissent le portillon de fer forgé l’un derrière l’autre, traversent la cour, négligent les marches qui montent jusqu’au porche de l’habitation principale, se glissent le long du mur vers le passage qui mène au jardin arrière.


À leur approche, la lampe automatique de l’entrée s’allume et révèle les éclats de bois d’une porte fracturée.

Tu as aimé ce chapitre ?

55

55 commentaires

Alsid Kaluende

-

Il y a 7 jours

👍

camillep

-

Il y a un mois

Mais quelle fin !! très bien la tension qui monte ... à voir si l'ordi est toujours là...

Leo Degal

-

Il y a un mois

🤷🏼‍♀️

Anthony Dabsal

-

Il y a un mois

Comme par hasard, l'amant du mec de Gal est passé pile quand il fallait ! XD

Leo Degal

-

Il y a un mois

Oula, mais ça devient vaudevillesque, là...

Mary Lev

-

Il y a 2 mois

Oh mince quelqu’un est passé devant !

Leo Degal

-

Il y a un mois

C'est toujours comme ça 😭

aurora.R

-

Il y a 2 mois

Ah je m’attendais bien à un chute, c’était trop tranquille cette promenade 😜 Je reste quand même perplexe sur le désir d’Eliott de voir avant Eloïse le contenu. Ça rappelle sa présence sur les lieux à son arrivée. Et même si je ne le pense coupable de rien, je penche pour de l’effacement d’indices… dont le sujet m’échappe encore 🤪🧐 ahah Mais a priori quelqu’un cherche bien quelque chose qui aurait pu être en la possession de Gal. Le passage sur le mot de passe était drôle 😉

Leo Degal

-

Il y a un mois

Pourtant, j'aurais pu faire tranquille, moi... J'aime bien le tranquille 😂 Pour le reste, mwouhahaha, heu... 😶

Eléanor Le Chardonneret

-

Il y a 2 mois

Oh ! Flûte, l'ordi !!
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.