Leo Degal Par vent couvert 6.

6.

Sous la pluie, l’appartement de Gal parait encore plus sombre. Héloïse contemple le plafonnier en verre dépoli, l’halogène à cinq têtes, comme une hydre échappée d’un temps mythologique, les moignons de bougies, soldats de la lumière. Le feu ouvert sert de zone de stockage pour des journaux défraichis. Le National Post, trié par date. Certains articles sont entourés de rouge, de vert, d’autres sont carrément découpés.


Héloïse dégotte deux grandes valises à roulettes dans le placard de la chambre. Écarlates, elles remontent à leur premier séjour et portent encore les étiquettes aux couleurs de l’arc-en-ciel que leur mère avait choisies. Sur le carton amovible, la patte de Gal, malhabile, a tracé son nom, Arthur Rosen, assorti de deux numéros de téléphone, un pour le Canada, l’autre pour la Belgique.


Curieux qu’il se soit aussi fait appeler Gal ici. Peut-être y a-t-il autant d’Arthur à Vancouver qu’à Bruxelles, mais tout de même… En anglais, Gal signifie « jeune fille ».


Elle pose les valises sur le lit double, entrouvre la fenêtre pour chasser l’odeur de sueur qui persiste. Eliott a promis de rassembler quelques amis pour vider l’appartement une fois qu’elle aura trié ce qu’elle veut garder, mais l’idée de faire son marché dans ce fatras l’oppresse soudain. Peut-être devrait-elle procéder à l’envers : d’abord se débarrasser de ce qui n’a pas de valeur, ensuite regarder ce qu’il reste.


Elle ouvre un tiroir : des caleçons, des chaussettes. Un autre : des tee-shirts. Un troisième : encore des caleçons, mais pas les mêmes. Elle sourit. Qui range ses caleçons selon le modèle ?

Gal, sans doute. Un miracle, déjà, qu’il ait rangé quoi que ce soit. L’âge adulte l’a changé.


Ou Vancouver. Comment savoir.


Elle lève les yeux sur la bibliothèque qui jouxte le lit. Une des planches regroupe des ouvrages sur la répression des mouvements écologistes, la relation entre populisme et rejet des politiques environnementales, sur l’extrême droite et le déni climatique, le déclin de la démocratie, quelques traités de droit, sur la biodiversité, l’écocide, tout ce qui faisait vibrer Gal. L’exemplaire de Walden de leur père, jauni par les années.


Une thèse qui ne sera jamais terminée, ou refilée à un autre étudiant. Héloïse réalise qu’elle n’a jamais su, exactement, quel en était le sujet final. En deux ans, de toute façon, il n’a pas pu aller très loin.


Sur la rangée juste en-dessous, des romans se succèdent. Héloïse fronce les sourcils. D’aussi loin qu’elle se souvienne, Gal n’a jamais aimé la fiction. Il l’a d’ailleurs évacuée vers quinze ans, pour ne plus lire que des témoignages, des documentaires, des essais. Qu’il ait amassé une telle collection l’étonne, d’autant qu’elle semble assez orientée. Margaret Atwood, Emily St. John Mandel, Cory Doctorow, des écrivains canadiens, de la dystopie. Certaines pages sont cornées, des passages sont soulignés, une plume étrangère s’affiche dans les marges. Plusieurs volumes traitent de théorie littéraire, du genre post-apocalyptique, de l’utopie.


Le lien avec la crise environnementale parait évident, bien sûr. Du présent au futur. Mais est-ce que Gal aurait bifurqué vers une question de recherche moins ancrée dans le réel ? Cela semble absurde. Et ce n’est pas son écriture.


Héloïse se lève brusquement. Rouvre un tiroir, un deuxième. Abandonne la chambre, gagne la salle de bain, contemple son reflet dans le miroir, puis le bord du lavabo.


Le gobelet qui accueille les brosses à dents.


La lumière se fait, éblouissante, elle en a les larmes aux yeux.


Tellement tellement aveugle, centrée sur son nombril, sa peine.


Elle tâte ses poches, sort son téléphone.


La sonnerie résonne, distante, trois fois.


— Héloïse ?

— Tu vivais ici, répond-elle. Avec lui.


Eliott respire, elle l’entend s’humecter les lèvres.


— Oui.

— Depuis combien de temps ?

— Presque un an et demi.


Elle prend une profonde inspiration.


— Je suis désolée, murmure-t-elle. Mes condoléances.

— Merci.




Ils se retrouvent dans ce diner décoré de statues en plastique de stars d’autrefois. Marilyn et Elvis, difformes et colorés, haranguent le promeneur sur Broadway ; Chaplin et Brando les escortent à l’intérieur, vers les sièges de skaï rouge. Héloïse commande un milkshake, Eliott se contente d’un café, ils s’observent. Elle contemple sa tristesse d’un œil nouveau, honteux, horrifié, peut-être. Elle ne mesure pas ce qu’il a perdu, quelque chose de différent d’elle, mais de tout aussi atroce.


— Gal était gay, je ne l’aurais jamais cru. Pourquoi il ne m’a jamais rien dit ?

— Il ne savait pas comment tu le prendrais.

— Quoi ?


L’idée qu’il ait pu douter de sa réaction la choque.


— Il me disait qu’il y avait un garçon, dans ton année, autrefois… que vous chambriez en permanence.

— Quoi ? Nathan ? Mais c’était sans doute le mec le plus populaire de toute l’école !

— Mais que vous chambriez néanmoins en permanence.


Héloïse se redresse, croise les bras, piquée au vif.


— Il le cherchait, il aimait ça ! Personne n’était homophobe !

— Gal n’aurait pas supporté que tu te moques de lui.


Elle est forcée de l’admettre. Fier, volontiers susceptible, il se serait hérissé comme un porc-épic à la carrure de tigre.


— Mais il voulait te le dire. Nous comptions venir en Belgique cet été. Ensemble.


Elle secoue la tête. Son petit frère. Elle ne s’est jamais doutée de rien, il paraissait si… si typiquement, stupidement, mâle.


— Pourquoi toi, tu n’as rien dit, alors ?

— Ça m’a semblé… trop tard. Inutile. Jamais nous ne nous rencontrerons comme Gal l’avait espéré.


Il soupire, son regard se perd à la surface de son café.


— Tout ce futur… Il n’existera jamais. Je suis désolé. J’ai voulu… éviter d’empirer les choses. Ne pas m’imposer.


Elle secoue la tête.


— Eliott, j’étais en train de vider votre appartement. J’aurais pu jeter…

— C’était l’appartement de Gal, l’interrompt-il.

— La moitié des affaires sont à toi. Les livres, les vêtements…


Ses yeux clairs sont distants, noyés.


— Tout ça n’a aucune importance. Plus aucune importance. Je ne sais pas si je vais réussir à rester ici. Tout me semble…


Il esquisse un geste de dépit.


— Tu devrais rentrer chez toi un moment, murmure-t-elle. Tu as bien un chez-toi ?

— Oui. Je comptais le faire, une fois… une fois qu’il serait parti pour de bon.


Il réprime un hoquet. Elle se lève, contourne la table, vient se glisser sur la banquette, à côté de lui. Elle lui ouvre ses bras et il s’y niche. Ils s’étreignent. Peut-être n’est-ce pas ce que Gal avait espéré, ce qu’Eliott avait imaginé, ce qu’Héloïse avait anticipé, mais ce n’est pas complètement rien non plus.

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77

77 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Ama12

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Il y a un mois

Un chapitre super émouvant, c’est très intelligent de lier les deux personnages comme ça. Et puis tes paroles, tes dialogues tout est très juste. Les mots, le deuil… ça prend aux tripes

Nicolasm59

-

Il y a un mois

ça crée un lien entre les 2 personnages auquel on ne s'attendait pas et les met presque sur un pied d'égalité par rapport à Gal. C'est très subtilement amené, bravo !

Leo Degal

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Il y a un mois

Merci ! Oui, ils ont tous les deux subit une perte importante, et Héloïse doit quelque part partager son deuil.

camillep

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Il y a un mois

Super chapitre !!

Leo Degal

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Il y a un mois

Merci ❤️

Merle Hewitt

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Il y a 2 mois

Une chapitre de révélations, tout en délicatesse 👌 (et 😭 aussi)

Leo Degal

-

Il y a 2 mois

Merci ❤️

Mary Lev

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Il y a 2 mois

C’est si beau et bien amené comme révélation ! Et ainsi s’écroule mon hypothèse de NR 😂

Leo Degal

-

Il y a 2 mois

Never trust your radar, Mary, not with me 😉 et merci ❤️
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