Leo Degal Par vent couvert 2.

2.

Craquement imprévu.


Héloïse se fige sur le pas de la porte, le souffle coupé, secouée par une nouvelle bouffée d’adrénaline. Plus d’énergie pour agir, en réalité. Juste envie de tout lâcher, de gémir et de s’écrouler.


Le petit hall d’entrée, encombré, donne directement sur la vaste pièce de vie, sol de béton coulé, cuisine dépouillée, salon accueillant aux oeuvres d’art disparates. Juste à côté de la porte, une petite commode rétro joue les vide-poches improvisés.


Les bruissements suspects viennent de la pièce en face, à droite : une succession de frottements, une présence, des pas, soupirs et chuchotements.


Gal, songe-t-elle.


Un fantôme.


Ou un cambriolage dans un sous-sol déserté depuis plusieurs jours, la plaie de ces beaux quartiers arborés qui attirent la convoitise.


Appelle le 112. Ou 911. Peu importe. Appelle.


D’une main tremblante, Héloïse cherche son téléphone dans les poches de son manteau, à droite, à gauche – nouveau vent de panique en réalisant qu’elle ne sait pas où elle l’a fourré – dans son sac, sa valise, oublié à la morgue.


Localisé, enfin, à l’arrière de son jean, il lui glisse aussitôt des mains pour aller heurter allègrement le sol.


Claquement sourd.


Silence immédiat.


Un juron se bloque dans la gorge de la jeune femme, ses jambes refusent de bouger. La porte s’ouvre sur un jeune homme en tee-shirt gris, stupéfait.


— Qu’est-ce que vous foutez là, bordel ? aboie aussitôt Héloïse.


Par réflexe, sa main attrape la bombe anti-ours qui traîne sur le meuble d’entrée, petite canette meurtrière contre les prédateurs de tout poil, et la brandit en direction de l’étranger. Ce dernier écarquille les yeux, qu’il a très clairs, lève des mains défensives, recule d’un pas vers la chambre.


— Ne tire pas !


Est-ce qu’on tire avec un spray ?


— Héloïse, c'est ça ? Je suis Eliott, un ami de Gal… Il t’a sûrement parlé de moi, non ?


Eliott. Le nom devrait lui dire quelque chose, sûrement, mais Gal a cette petite tendance à changer d’amis comme de paire de chaussettes. Pas forcément souvent, mais sans réellement s’en inquiéter beaucoup. Il lui semble qu’il y a un Liam, un Tyler, peut-être un Ryan, un Elijah, un Eliott ? Est-ce qu'il y a un Eliott ?


Plus certaine. Elle continue à le foudroyer du regard.


— Ça ne me dit pas ce que vous foutez là ! Dans son appart ! À fouiller dans ses affaires !


Le grand rouquin garde les paumes levées mais ne cherche plus à fuir.


— J’ai la clé.


Il hausse une épaule indécise.


— Je voulais un peu ranger. Je ne savais pas quand… pas quand la famille arriverait. Je me suis dit…


Elle fronce les sourcils.


— Ranger quoi ?

— Le bordel…


La rage l’étreint, lui arrache un spasme, son doigt frôle le bouton déclencheur, même si en réalité, elle n’a aucune idée précise de le manière dont on se sert de ce genre de trucs.


— C’est toi qui lui as fourgué, pas vrai ?

— Fourgué ?

— La drogue ! Le foutu Fentanyl !


Il parait choqué.


— Non !

— T’as une gueule de camé, merde !


En le disant, elle en prend la pleine mesure. Le teint blafard, la maigreur, les cernes profonds qui lui donnent un air de panda triste, la fébrilité, les yeux brillants, le frisson qui le saisit soudain. Les ravages des opiacées s’étalent dans les rues de Vancouver depuis des années, on liste les décès dans la presse, des gamins aux vieillards, deux par jour en moyenne pour la province. C’est la raison principale pour laquelle ses parents n’ont jamais cherché à rester.


— Ce n’est pas moi, je ne prends rien, s’offusque Eliott.


Héloïse sent les larmes qui débordent, au pire moment, devant cette ordure. Des amis, tu parles ! Le cannabis aurait dû suffire, même si Gal était porté sur les excès, pourquoi passer à pire ? Il avait des neurones, ce garçon, beaucoup, même s’il les utilisait rarement à bon escient. Il aurait dû savoir que ça ne le mènerait nulle part.


Malgré la douleur constante, à deux doigts de l’engloutir.


— Tu mens !


Elle s’essuie le visage d’un point rageur, tout en gardant son adversaire dans sa ligne de mire. Il ne semble pas prêt à bondir. Même s’il la dépasse d’une bonne tête, il ne doit pas peser très lourd.


Foutu junkie.


— Non ! Je ne prends rien !

— Tu crois abuser qui, au juste ? Regarde-toi dans une glace ! Tu me prends pour une conne ?


Il secoue la tête et soudain l’eau qui lui noyait les yeux coule sur ses joues en ruisselets indécents.


— J’ai perdu un ami, tu penses que c’est facile ? s’exclame-t-il, la voix cassée, chargée d’amertume. Tu crois que y’a que toi qui tenais à lui ? Merde !


C’est à son tour de passer une paume vive sur son visage détrempé. Héloïse ne l'asperge pas, se tient immobile. Il n’y voit déjà plus rien, de toute façon, à quoi bon l’aveugler.


Elle reste perplexe.


Est-ce que cette mine de déterré, c'est le chagrin ?


Le miroir en pied qui trône à côté du porte-manteau attire son regard. Elle s’y contemple.


Pâle, échevelée, cernée, un sosie de l’étranger campé devant elle. Avec les cheveux châtains, quelques années de plus, peut-être, mais sinon…


Une paire de zombies accablés.


Gal, bordel, regarde-nous.


Puis un sourire.


Ce miroir démesuré lui rappelle le côté un peu vain de ce jeune frère qui s’est carapaté. Elle repose la bombe à ours, se tourne vers Eliott, qui n’a pas bougé.


— La famille est là, désormais, annonce-t-elle, comme une sentence.


Contrecoup des émotions des dernières minutes – heures, en réalité, Héloïse ressent soudain l’envie dévorante de s’asseoir. Le divan la courtise, son bordeaux défoncé, l’effet du décalage horaire. Eliott a baissé les bras, les yeux.


— Ça te dit, un café ? demande-t-il.


Elle cligne des paupières, prend une profonde inspiration.


Est-ce qu’elle peut sentir l'odeur de Gal, qui s’attarde dans l’air ? Est-ce qu’elle peut quitter cet endroit où son petit frère a vécu, où il ne reviendra jamais ? Que risque-t-elle à le faire ?


— Un bubble tea sur Broadway ? Ils sont encore là ?

— Oui. Le Thé de la Baronne. Ils n'ont pas bougé.

— Alors d’accord.


Il acquiesce en pinçant les lèvres. Ses yeux brillent toujours. Elle refuse de le regarder.

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82

82 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Blanche de Saint-Cyr

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Il y a 22 jours

Très bon deuxième chapitre aussi, on sent bien l'émotion 👏

camillep

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Il y a 2 mois

Toujours aussi sympathique à lire. Je trouve que la situation tombe juste. Quelques fois (mais seulement quelques fois) le fait que tu ne fasses pas des phrases complètes accrochent un peu à la lecture, mais je sais que c’est ta façon d’écrire… peut être limiter l’effet de style ?

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Je ne le fais pas exprès, mais je vais essayer de le contrôler, ça sort comme ça 🥲 Merci d'avoir attiré mon attention dessus 👌

Eva Boh & Le Mas de Gaïa

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Il y a 2 mois

Le style est efficace, c'est très sympa à lire pour l'instant.

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Merci toujours !

Merle Hewitt

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Il y a 2 mois

Comme ça fait du bien, ce changement de registre après la NR ! ^^ (ça donne tout de suite moins envie d'aller à Vancouver...) On comprend mieux la situation et la mort de Gal, ton style est impactant et touche juste avec ce qu'il faut de détails et d'émotions.

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Merci ! Vancouver est une ville contrastée… avec des aspects magnifiques et d’autres abominables… mais c’est vrai que c’est mieux d’avoir un peu d’argent 🙄

.cbh.

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Il y a 2 mois

Tout ça commence très bien, je m’installe

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Merci, j'apprécie ❤️
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