Leo Degal Par vent couvert 3.

3.

Au-dehors, sous le ciel chargé, les arbres sont rouges. Les jolies maisons typiques, à bardeaux colorés, s’alignent dans la rue, chacune sur sa parcelle, derrière une grille ou une haie. Des écureuils au pelage noir glissent le long des troncs, les corneilles invectivent les promeneurs, Vancouver semble pareille à elle-même, malgré les dix ans écoulés.


Héloïse se revoit arpentant ces mêmes trottoirs, le totebag sur l’épaule, sous le soleil, la pluie, la neige, les feuilles rousses, comme aujourd’hui. Parfois seule, parfois entourée de quelques amies. Elle aurait pu garder des contacts, comme Gal l’a fait, et elle y est parvenue pendant quelques années, mais le rêve canadien s’est estompé peu à peu, comme elle retrouvait ses marques à Bruxelles, comme elle s’y ancrait.


Trop cher, trop dangereux, trop impossible.


De quoi motiver Gal, en somme.


Elle n’a su qu’il avait cultivé ces relations éphémères qu’au moment où il est parti.



Attablée face à son bubble tea, Héloïse se demande soudain ce qui l’a prise d’accepter l’invitation de cet Eliott. Les voitures filent sur Broadway, le bus 99 s’arrête à intervalles réguliers devant la vitrine et déverse ses étudiants revenus de l’université. Autrefois, le Thé de la Baronne ne disposait que d’un comptoir, pas d’une petite salle. Héloïse essaie de se souvenir de ce qui occupait cet endroit. Un débit de boissons ? Un cabinet dentaire ? Non. Un bouquiniste. Leur mère aimait en lorgner les merveilles avant de monter dans le bus pour rejoindre des quartiers plus animés.


Le thé, lui, n’a pas changé. Glacial, trop sucré, goût de lychee et billes de tapioca qui bloquent la paille et qu’il faut aspirer. Gal préférait le Frapuccino au caramel du Starbucks situé juste en face, à l’intérieur du supermarché.


Une main invisible lui broie la gorge, elle ouvre la bouche pour respirer, pense un instant qu’elle ne va pas y arriver.


En face d’elle, Eliott joue avec sa paille, un mouvement répétitif, agaçant. D’un geste, elle l’arrête. Il a la peau tellement froide.


— Je suis désolé, balbutie-t-il.


Pour quoi, au juste ? Pour la paille ? Pour n’avoir pas pu sauver Gal ?


Elle le lâche, se rencogne dans son siège. Elle n’a pas envie de le rassurer. Il ne le mérite pas.


— Tu es venue seule, alors ? demande-t-il à mi-voix.

— Oui.


Et c’est mieux, franchement, c’est déjà bien assez compliqué comme ça.


— Notre père est injoignable jusque fin janvier.

— Ah.

— Hors ligne. En Mongolie. Il est anthropologue.


Eliott acquiesce. Il le sait, bien sûr. Comme il sait que leur mère est morte il y a six ans. Ça ne veut pas dire grand-chose : Gal était du genre à déballer sa vie au premier venu, sans honte, sans retenue, sans comprendre pourquoi il aurait fallu se montrer frileux sur ce drame qui a tout bouleversé. Juste un fait à signaler.


Elle a toujours pensé qu’il le racontait pour qu’on ait pitié, le lui a reproché, autrefois, quand la cicatrice suintait encore. Elle n’aurait pas dû juger. Chacun gère comme il peut.


Comment va-t-elle gérer ceci ?


Une chance que leur père ne revienne que dans trois mois. Elle sera prête, à ce moment-là, à l'affronter.


— Quel est le plan ?

— Le plan ?

— Tu restes longtemps ?

— Jusqu’à ce que tout soit réglé.


Il la jauge, en attend davantage.


— J’ai signé les papiers pour l’incinération. Ramener le corps, c’est trop compliqué.


Il masque sa bouche d’un poing serré, prend une profonde inspiration. L’émotion rougit son teint très pâle, avale ses taches de rousseur, ses yeux semblent à nouveau sur le point de déborder. Héloïse pourrait se sentir comprise, sa détresse partagée, mais elle lui en veut plus qu’autre chose. Comment ose-t-il, au juste, pleurer quelqu’un qu’il aurait dû protéger ?


— Je comprends, offre-t-il.

— Ensuite, dès que j’ai les documents qu'il faut, je rentre.


Elle jette un œil par la fenêtre. Les adolescents de Kits viennent de sortir, elle se revoit parmi eux, en grappes bruyantes, maîtres du monde.


— Et ses affaires ?


Elle hausse les épaules.


— Je vais remplir les deux valises auxquelles j’ai droit et pour le reste… Je suppose que le Thrift Shop est toujours là.


L’incroyable magasin de seconde main du bout de la rue, où tout se trouve pour presque rien, avide de donations, de trésors. Eliott hoche la tête, sans desserrer les lèvres.


— En un an et demi, il n’a pas pu amasser tant de trucs.


Ce serait son genre, pourtant. Des objets divers achetés sur un coup de tête, bricolés, empruntés, chapardés, marchandés, ramassés sur un trottoir.


— Je peux aider au tri. Si tu en as besoin. Je peux demander à d’autres. Gal avait pas mal d’amis. Quelqu’un sera sûrement intéressé par son vélo.


Tout ce pragmatisme.


Il a raison, bien sûr.


Elle a envie de lui arracher les yeux.


— Tu n’as rien vu venir, alors ? grogne-t-elle.


Eliott ne semble pas surpris par cette attaque frontale.


— Non. Rien du tout. Je ne comprends pas ce qui s’est passé.


Sa voix craque légèrement. Elle ne l’en déteste que davantage. Tous ces regrets moisis, qu’il s’étrangle dessus, seulement.


— Tu sais qu’il avait mal. Il te l’avait dit.

— Oui. Mais il fumait un peu, voyait un acupuncteur sur Burrard. Et son enthousiasme pour sa thèse effaçait le reste. Franchement… Il n’allait jamais traîner dans les quartiers douteux. N’a jamais accepté de tester quoi que ce soit, alors qu’on se procure ce qu’on veut très facilement. Il se savait à risque, il faisait attention.


Foutue dépénalisation, songe Héloïse.


Elle a toujours essayé de comprendre le point de vue de ceux qui l’avaient prônée, mais les résultats ne suivent pas. C’est bien beau de décriminaliser l’usage des drogues dures quand on n’a pas de structures pour accueillir ceux qui ont besoin d’aide. Ceux qui en demandent. Rares. Souvent trop loin pour y songer. Et avec quelles perspectives ? Seuls les riches peuvent surnager dans cette ville, c’est la réalité.


— Je ne sais pas qui lui a procuré cette merde, vraiment.

— C’est une chance pour lui, lâche Héloïse.


En cette seconde, elle le pense. Eliott parait légèrement effrayé.


Mais elle le croit, qu’il ne sait rien.


Elle ne va pas mener de croisade. Gal est mort, de toute façon. Chercher un coupable est tentant, mais n’y changera rien.


La fatigue, à nouveau, la frappe. Elle doit fermer les yeux.

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81 commentaires

Alsid Kaluende

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Il y a 7 jours

👍

Nicolasm59

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Il y a un mois

Tu as un style très agréable à lire. Et le realisme de la description de Vancouver que tu sembles très bien connaitre contraste bien avec les émotions d’Heloïse et Elliott qui apprennent à se connaître. Seul petit regret, je ne suis pas certain d’avoir bien compris si Gal était parti en même temps qu’Heloïse puis revenu seul pour sa thèse ce que tu sembles suggérer

Leo Degal

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Il y a un mois

Merci ! Héloïse et Gal ont vécu un an, adolescents, à Vancouver, et Gal y était revenu seul pour sa thèse... Je veillerai à clarifier, là aussi, c'est vrai que j'ai voulu un peu couper dans les tournants pour ne pas trop traîner et certaines explications se sont perdues en route...

Anthony Dabsal

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Il y a un mois

Mais si cherche un coupable ! Sinon, c'est pas marrant ^^

camillep

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Il y a 2 mois

j'aime beaucoup ce mélange de culpabilité et de colère. On ressent bien les phases du deuil à travers les pensées d'Héloise (et la 3ème personne ne gache rien !)

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Merci ❤️

Merle Hewitt

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Il y a 2 mois

Combien de temps Héloïse tiendra-t-elle sa belle résolution de ne pas chercher plus loin ? Elle se dévoile aussi peu à peu 👌​

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Spoiler : pas trop longtemps, j'espère 😂

Merle Hewitt

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Il y a 2 mois

Il n'y aurait pas d'histoire sinon XD

Leo Degal

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Il y a 2 mois

Avec moi, c'est toujours possible, j'aime bien m'écouter parler 😂
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