Fyctia
30 - Lorenzo.
Comme à son habitude, à peine passé le pas de la porte de l’appartement de JB, ce gros chacal de Gaëtan se précipite sur le micro-ondes pour y réchauffer son tupperware, avec le même empressement que s’il n’avait pas mangé depuis une semaine. Levant les yeux au ciel, je me laisse tomber à ma place attitrée du canapé rongé aux mites, le seul espace entre les coussins qui n’est ni suspect, ni gluant, ni humide, ni taché. JB a une explication rationnelle pour chacune des petites étendues de couleur d’aspect différent qui égayent la toile grise et délavée de son fauteuil, mais il faudrait me payer gracieusement pour que je daigne poser mon cul parfait sur elles.
Je me contorsionne pour sortir mon smartphone de la poche de mon pantalon. Mes actualités footballistiques mises à part, aucune notification n’est affichée à l’écran. J’ignore la pointe de déception inattendue qui me vrille l’estomac.
Il n’est que 12h37. Si je n’ai pas de message, c’est peut-être parce qu’elle est encore en train de dormir. Après tout, c’est bien dans ces eaux-là que Lucie a estimé qu’elle se réveille, non ? Ou est-ce qu’elle est au travail ? Qu’est-ce que ça peut bien être, d’ailleurs, son activité principale ? Est-ce que sa priorité en se levant sera de traire ses foutues vaches dans son foutu jeu de ferme ou de me dire bonjour ?
En tout cas, il est hors de question que ce soit moi qui relance la conversation avec Requin-Corail. Conversation qui s’est terminée sur un “Bonne nuit, vil serpent !” de ma part - en réponse à son “Bonne nuit, 9 buts à 3 !” quand je lui ai dit que je partais me coucher - un peu trop enjoué malgré les circonstances calamiteuses, et que je regrette déjà d’avoir envoyé. Si je renvoie un message alors que je suis déjà le dernier expéditeur, je vais passer pour un gros lourd insistant ou, un milliard de fois pire, comme quelqu’un qui a apprécié l’échange entre nous.
Je fais taire la petite voix dans ma tête qui me chante que c’est le cas.
En même temps, il faut reconnaître que la soirée d’hier était… Ouais, vraiment cool. Et ça, même si j’ai perdu toute forme de dignité, qu’elle a roulé sur mon égo avec son bulldozer à chenilles, qu’il ne reste qu’un trou béant de givre à la place de ma fierté, et qu’elle a craché sur ma série de 78 victoires à FIFA. Je ne m’étais même pas rendu compte à l'issue de ces trois matchs douloureux que j’avais largement dépassé l’heure à laquelle je me couchais d’habitude. Il faut dire que je m’amusais beaucoup trop de notre échange électrique et de nos provocations mutuelles pour prêter la moindre attention à ma fatigue. Même dans mon lit, interrompu par de nombreux bâillements, j’avais continué à discuter avec mon Opposé, l’accusant de tricherie sur un ton à la fois humoristique et accusateur, débloquant le trait de caractère “Mauvais perdant”, puis "Déterminé" quand je lui avais dit que j’utilisais cette défaite comme une leçon et comme une source de motivation pour m'entraîner et que je comptais bien la battre la prochaine fois.
Parce que j’ai envie qu’il y ait une prochaine fois.
Mais pour ça, il faut qu’elle me renvoie un message.
Là, tout de suite.
Parce que moi, je ne le ferai pas.
Qu’est-ce que tu attends, Requin-Corail, bordel ?
« Yo, t’es bouché, Loren ? »
Gaëtan me fixe avec ses grands yeux inquisiteurs aussi sombres que sa peau, son tupperware fumant entre les mains.
« La place est libre, mon vieux, répète-t-il, comme je ne l’avais pas entendu la première fois.
« Ah, ouais. Merci. »
Non sans un dernier regard agacé à l’écran vide de toute notification de mon téléphone, je sors les restes de mon repas d’hier soir de mon sac à dos et le fourre dans le ventre du micro-ondes. Je claque la porte de l’appareil un peu trop fort et appuie mon dos contre le plan de travail, les bras croisés, le temps que ça chauffe. Je fourrage nerveusement dans les poils courts de ma barbe. JB, levant la tête de son grinder à herbe, croise mon regard. Ses facettes dentaires immaculées étincellent.
« Pourquoi on dirait qu’on a chié dans tes céréales ce matin, la Enz ? » me demande-t-il.
Je grogne, aussi bien à cause de cet horrible surnom - qu’il est bien le seul à me donner - que par sa question.
« Ta gueule, JB.
« Il a pas tort, vieux. Tu tires la gueule, intervient Gaëtan, la bouche pleine.
« Je ne tire pas la gueule.
« Gros ! Regarde-toi ! On dirait que tu vas buter quelqu’un. »
JB coince son bédo dans un coin de sa bouche, se lève d’un coup et vient se placer à côté de moi. Il rentre sa tête insupportable dans ses épaules, croise les bras autour de sa poitrine et prend une voix nasillarde :
« Je ne tire pas la gueule, les copaiiiiins… » m’imite-t-il.
Je me frotte les yeux en soupirant. J’ai envie de lui en coller une. D’habitude, il arrive à tenir au moins une demi-heure avant que mon poing ne démange de lui casser son nez aquilin. Gaëtan nous pointe de sa petite fourchette en plastique.
« Des copiés-collés.
« Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! Vous me cassez les couilles, là.
« C’est toujours par rapport à hier ?
« Par rapport à hier ? demande JB.
« Ouais, rigole Gaëtan, Loren pense qu’il est grand temps pour lui de se poser.
« Alors, ça, c’est la meilleure. »
Mon pote se tord de rire à côté de moi. Je lui cogne l’épaule de toutes mes forces, ce qui ne sert qu’à renforcer son hilarité. Au même moment, la sirène du micro-ondes retentit. J’attrape mon tupperware d’un geste rageur et m’assoit à côté de Gaëtan. Les commissures de ses lèvres tachées de sauce Caesar tremblotent. Je vois bien qu’il se retient de rire, lui aussi. Je plante ma fourchette dans un brocoli.
« Mesuisinscritsurossimaure, grommelé-je, le nez dans ma poêlée de légumes.
« Tu peux répéter ça ?
« Mesuisinscritssurossimaure. »
JB zieute le joint qu’il vient de s’allumer avec circonspection, les yeux écarquillés. Le connaissant par cœur, je sais qu’il se demande comment une simple taf peut le décalquer au point de ne déjà plus comprendre ce que je dis. Gaëtan, lui, me regarde sans comprendre, sa fourchette piquée d’une pâte et d’une tomate cerise suspendue à quelques centimètres de sa bouche grande ouverte.
« Je n’ai toujours pas compris.
« Je me suis inscrit sur Oxymore, putain. »
La farfalle pleine de sauce tombe sur la table en faisant un petit splosh. Le même bruit qu'a fait ma dignité hier soir.
« Arrête ? Tu l’as fait ?
« C’est quoi, ça, Oxymore ? demande JB.
« Une appli de rencontre qui te matche avec quelqu’un qui est ton opposé en tout.
« Attends ? Le truc de la pub qu'on voit partout en ville sur les abribus, avec les deux pigeons pour logo ?
« C’est des cygnes, connard. »
Je découpe un morceau de poulet en m’imaginant que c’est la tête de JB, contrarié à l’idée qu’on puisse se représenter Lucie par un nuisible bourré de maladies.
« Et donc ? insiste Gaëtan, qui connaît déjà le concept et dont la curiosité est piquée au vif. L’appli a trouvé quelqu’un qui ne te correspond pas ?
« Ouais… » lâché-je, gêné.
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