Fyctia

J’en ronronne presque d’avance.

• Je n’ai jamais été aussi sérieuse.
• Mais t’as FIFA ?
• Non, mais ça peut s’arranger.
• T’y as déjà joué, au moins ?
• Absolument jamais de ma vie.
• Mais oublie ça !
• Tu vas te faire ratatiner, meuf.
• T’as peur ?
• T’es ouf ?
• J’ai juste pas envie de t’humilier, la semi-pro.

Je ricane. Il ne se rend pas compte à quel point il est en train de m’échauffer.

• Tu joues sur quelle plate-forme ?
• Comment ça ?

Un soupir.

• … PS4 ou Xbox ?
• PS4.

Bon, au moins, c’est pas un Microsofiste comme Vinnie. C’est déjà ça.

• Dac.
• Donne-moi cinq minutes, je vais essayer de me dégoter le jeu.
• C’est bien le dernier que t’as ?
• Je les ai tous, de toute façon.

Bien entendu que tu les as tous, comme tous les pigeons.

Je fourre mon téléphone dans la poche de ma robe de chambre Hello Kitty et me lève du fauteuil, plus brusquement que je ne l’aurai voulu, animée par une énergie familière qui me traverse tout le corps.

Je n’ai pas beaucoup confiance en moi. C’est un fait. J’ai également beaucoup de complexes physiques et, malheureusement, je me trouve plus de défauts que de qualités. En revanche, il y a une seule chose sur moi dont j’ai la certitude absolue. C’est que je suis douée aux jeux-vidéo. Je suis vraiment douée, et ça, depuis toute petite déjà. C’est vrai que ce n’est sûrement pas le talent le plus reluisant du monde, mais j’en ai au moins un, et c’est tout ce qui compte.

Absolument rien ne me résiste. Il me suffit de quinze minutes, tout au plus, pour maîtriser un nouveau jeu et ça, quelle que soit sa catégorie ou son objectif principal. Le gameplay, le positionnement, la prise en main, les réflexes, la stratégie, la vision globale, la dynamique, les solutions. Toutes ces choses m'apparaissent aussi nettement qu’un livre ouvert. Dans mon parcours vidéoludique, on m’a proposé maintes et maintes fois des postes au sein d'équipes e-sport professionnelles. Même d'endosser le rôle de capitaine, ce qui, pour une fille, est aussi rare qu'assister à la naissance d’un arc-en-ciel. Pour autant, je n’ai jamais accepté. Je m’épanouie beaucoup trop dans mon métier de graphiste et web-designeuse à mon compte pour le faire passer après ma passion.

Je ne compte même plus le nombre de fois où Vinnie est venu me voir dans ma chambre en chouinant, la queue entre les jambes, pour que je l’aide à le débloquer à Dark Souls. Tellement de fois que j’hésite encore à lui déduire mes services de ma part du loyer, c’est pour dire.

C’est pour toutes ces raisons que je suis aussi confiante vis-à-vis de ma victoire à… FIFA. Un frisson glacé me remonte tout le long de ma colonne vertébrale. J’ai l’impression de trahir toutes mes convictions les plus profondes rien qu’en envisageant de faire ce que je m’apprête à faire. Mais là, c’est à StarlessSky que ZizouMaldini25 s’est attaqué.

Et personne ne sous-estime StarlessSky.

Cette fois-ci, je toque à la porte avant d’entrer :

« Chat ? »

Le bruit du martèlement des touches sur un clavier mécanique s’interrompt.

« Quoi, encore ? crie Vinnie derrière la porte.

« Je peux entrer ?

« Qu’est-ce que tu veux ?

« J’ai besoin que tu me prêtes un truc. »

Je l’entends ricaner avec dédain.

« Tu sais très bien que je ne te prête rien. Tu casses tout.

« Je te jure que de ça tu t’en fous.

« C’est non quand même. »

Je me pince l’arrête du nez avec le pouce et le majeur en grommelant. Je n’ai pas le temps de me chamailler avec lui. J’ouvre la porte à la volée et Vinnie sursaute une nouvelle fois sur son fauteuil.

Son bureau a officiellement disparu sous les paquets de chips et les canettes. Ses cheveux attachés sont à moitié défaits et ses yeux sont injectés de sang. Il a l’air d’un fou à lier.

« Putain de merde ! »

J’imprime une moue penaude sur mon visage. Cet effort est vain car je sais qu’il ne se laissera pas prendre par mon pitoyable jeu d’actrice.

« Je vais te foutre à la porte, Sky. Je vais te foutre à la porte et tu seras obligé de dormir dehors dans une maison en carton.

« Tu ne feras pas ça.

« Ah oui ? Et qu’est-ce qu’il m’en empêche ? »

Je cligne des yeux. Tout en minaudant, je pointe du doigt la décharge qui recouvre son plan de travail.

« Il a l’air très difficile, ce raid, dis-donc. »

Ses sourcils se froncent et il se mord la lèvre supérieure en faisant un bruit de bouche. Il comprend de suite où je veux en venir. Une étincelle s’allume dans ses iris sombres.

Je le tiens.

« C’est la dixième fois qu’on le tente. » répond-il sur un ton prudent.

Je le gratifie d’un sourire charmant.

« Si tu me prêtes ce que je veux, je vous aide à le terminer. C’est promis. »

Ses yeux se fixent sur l’écran de son ordinateur et je vois passer sur son visage différentes expressions contradictoires. Puis, il fait pivoter son fauteuil vers moi et soupire.

« Qu’est-ce que tu veux ? »

Je me racle la gorge. Je crache ma réponse, très vite, et les mots m’écorchent les cordes vocales comme dix lames de rasoir.

« T’as toujours ton jeu FIFA, celui que t’as gagné à sa sortie avec la loterie de la boutique spécialisée ? »

Il me regarde avec la même surprise que si je venais de déféquer devant ses yeux sur son carrelage immaculé.

« Pourquoi tu veux savoir une chose pareille, Sky ? »

Je me dandine d’une jambe sur l’autre. Je suis encore plus mortifiée que lui.

« Parce que… Mhhh… Ça y est, je parle à mon Opposé et, euh… Il vient, en quelque sorte, de me lancer un défi sur FIFA.

« Ton Opposé joue à FIFA ?

« Son pseudo, c’est ZizouMaldini25…

« ZizouMaldini25… » répète-t-il dans un murmure.

Pour un gamer, un vrai, son pseudo, c’est sa deuxième peau.

Son armure.

Il révèle déjà beaucoup de choses sur vous, que vous en ayez conscience ou non. Je suis parfaitement capable de savoir ce que “ZizouMaldini25” révèle sur mon Opposé. Vinnie aussi. Ses yeux s'écarquillent et il explose de rire. Silencieuse, de plus en plus crucifiée sur place, je le laisse se tordre sur son fauteuil, les bras croisés autour de son ventre rebondi. Je le foudroie du regard jusqu’à qu’il se calme et qu’il essuie d’un revers de la main les larmes qui brillent dans ses yeux.

« C’est extraordinaire. Cette appli est extraordinaire. Bien sûr que je te prête… FIFA. »

Dans sa bouche, ça sonne comme la plus horrible des insultes.

Tout en rigolant dans sa barbe mal rasée, il se lève de son fauteuil et traverse sa chambre. Tout en bas de la bibliothèque, mis à l’écart de tous ses autres jeux, comme pour ne pas les souiller, il attrape FIFA 21, encore dans son blister. Il le tient du bout des doigts, avec une moue de dégoût, comme si la jaquette pouvait le mordre.

« Tiens. Je t’en prie, garde-le. J’allais le vendre, de toute façon. Ou le jeter au feu. »

Devant ma mine déconfite, il explose de nouveau de rire. Je lui donne une bourrade dans l’épaule, qui doit lui faire autant de dommage qu’une caresse, grommelle un “merci” chargé de mauvaise foi et repars dans ma chambre. Je déballe la boîte du jeu de son plastique et insère le CD dans ma PS4 en grimaçant.