Fyctia

Je déglutis.

Sa phrase me fait l’effet d’une gifle qui me dévisse la tête. Écœurée, je ferme les yeux, comme si me cacher de son message pouvait le faire disparaître, comme s’il n’avait jamais existé. Je redresse le menton avec mépris et renifle bruyamment.

Ce qu’il faut savoir, c’est que les gens se moquent beaucoup de la communauté geek, très stéréotypée et qu'elle se traîne depuis toujours des préjugés aussi grotesques que fondés, dans le même esprit que ceux qui collent à la peau des footballeurs.

Prenez par exemple l’image type qu’on se fait d’un no-life qui joue sur PC : farouche comme un chat sauvage, si corpulent qu’il ne rentre même pas dans son fauteuil gaming, des boutons purulents sur toute la face, aux doigts de crapaud devenus orange à cause des miettes collantes de Cheetos. Le tout formant une espèce de créature de donjon solitaire et sans amis, toujours vierge à quarante balais, avachie sur le dossier de sa chaise comme un flan dans une coupelle, servie par une maman qui endosse le rôle d’une domestique trop serviable et trop guillerette, incapable de traverser sa chambre sans faire une crise cardiaque sous l’effort.

Je suis assez partagée sur ce dernier cliché. Avec ses longs cheveux noirs et continuellement gras, sa forte ossature, son visage poupin constellé de cratères d’acnée juvénile, son dégoût pour toute activité sportive et ses t-shirts auréolés de transpiration, Vinnie coche effectivement quelques cases de la description ci-avant. Ainsi que beaucoup de ses plus proches amis, de connaissances du même milieu ou même la plupart des membres de mon équipe. Cependant, il y aussi beaucoup de modèles pour contrebalancer cette idée reçue. Il n’y a qu’à voir la majorité des joueurs professionnels qui streament sur les plateformes de diffusion avec leurs beaux visages, leurs sourires éclatants, leurs auras scintillantes, leur charisme dégoulinant et leur tchatche légendaire. Le capitaine d’Aquaspace, Thomas alias Ebony, est un très beau garçon qui a beaucoup de succès avec les filles et pratique la natation. Ou il suffit juste de voir Lénaïg avec sa morphologie longiligne, sa peau naturellement hâlée, ses lèvres pleines, ses cheveux dorés et ses yeux verts pailletés.

Le simple fait de visualiser sa beauté dans ma tête me compresse le cœur comme dans un étau.

Le pire, dans tout ça, c’est que nous-même, les geeks, les vrais - dans notre milieu, nous estimons il y a des niveaux de pureté, et je me place sans prétention dans le cercle élitiste de ce qu’on nomme communément le PC Master Race - au sein de notre propre communauté, nous avons des stéréotypes. Le premier, celui de l’idée qu’on se fait d’une fille qui joue aux jeux-vidéo, je le démonte avec véhémence. Je ne sais pas d’où ça vient mais les autres joueurs nous imaginent aussi magnifiques que la reine des sirènes, une poitrine si généreuse qu’elle touche le clavier, avec un casque aux oreilles de chat sur la tête et la voix aussi sexy que celle d’un GPS, jouant en lingerie de nuit aussi fine que de la soie sur notre fauteuil rose bonbon qui sent la vanille ou caressant lascivement la manette sur notre corps voluptueux comme si c’était un sex-toy. Il suffit de me regarder pour savoir que cette image est une pure fantaisie.

De bien me regarder.

Avec mes yeux cerclés de cernes noires comme une nuit sans lune, mon teint grisâtre qui n’a pas vu la lumière du soleil depuis un mois et demi, mes énormes chaussons aux pieds, l’épaisse robe de chambre qui ne me quitte jamais et que je n’ai pas lavé depuis deux semaines faciles, mon estomac qui gargouille à cause du mélange pâté-boisson énergisante que représente mon dîner. Alors, ça fait rêver, hein ?

Le deuxième et dernier stéréotype au sein de notre propre communauté, je le corrobore. Ah, ça, c’est clair. Il met d’ailleurs tous les niveaux de joueurs d’accord : l’élite - les PCistes donc -, ceux sur console, et même ceux qui jouent sur leurs téléphones, tout en bas de la hiérarchie.

Si tu joues à FIFA, le plus grand attrape-pigeon de toute l’histoire du jeu-vidéo, que les noobs et casuals se précipitent d’acheter tous les ans, tu mérites qu’on te crache dessus.

Je ne sais pas à quoi je m’attendais concernant ZizouMaldini25. J’aurais dû le voir venir.

Bien sûr qu’avec 97% de discordance, mon Opposé jouait à FIFA. C’était évident.

Avec l’impression que chaque lettre m’écorche un peu plus les doigts, je tape deux mots, sur la retenue, mais lourds de sous-entendus :

• Je vois.

Mon match se méprend sur les non-dits qui se cachent derrière ma réponse.

• Hey !
• C’est vrai que je ne joue qu’à ça, mais je suis hyper fort.
• Y a aucun de mes potes qui peut me battre à FIFA.
• Ah, vraiment ?
• La vérité, meuf.
• Att, je vais regarder mes stats.

J’arque un sourcil.

Pendant une seconde, je me tâte à lui répondre de ne pas se donner cette peine, parce que, de toute façon, je n’ai aucune envie de connaître ses exploits sur son jeu de baby-foot ridicule puant le Saint-Graal mercantile. Mais je me rends compte à quel point ça sonnerait désagréable alors je retiens mon geste. D’une certaine façon, c’est sa manière à lui de rebondir sur le sujet, de me montrer qu’il fait l’effort de trouver un moyen de se rapprocher de ma passion, de s’y intéresser. Quand j'en prends conscience, je souris jusqu’aux oreilles.

Le temps qu’il trouve ce qu’il cherchait, j’en profite pour cueillir mes récoltes de choux et arroser les tulipes qui bordent le chemin de terre menant à ma ferme virtuelle.

• Admire-ça, ma grande.
• Rang 1 de la troisième Division de FIFA.
• 126 victoires, 49 nuls, 23 défaites sur 198 parties.
• Je suis sur une putain de série de victoires de 78.

Je me mordille l’intérieur de la joue avec circonspection. Je n’ai absolument aucune idée de ce que ces statistiques peuvent bien représenter. Au moins, il a l’air content. J’imagine que c’est le principal.

• Alors, qu’est-ce que tu dis de ça, madame la semi-professionnelle ?
• Ça t'en bouche un coin, hein ?
• Je ne sais pas du tout ce que ça représente, mais je te crois si tu dis que c’est bien.
• Je veux, ouais !
• Même avec tes entraînements et l’aide de ton équipe d’artistes, tu ne pourrais pas me battre à FIFA.

Mes ongles crissent sur le bois du bureau comme une craie sur un tableau noir.

Les picotements dans mes doigts m’indiquent que les instincts primitifs de StarlessSky se réveillent, avides de laisser leur magie s’exprimer, d’exterminer toute l’arrogance de mon Opposé. J’ai le goût du défi sur le bout de la langue, qui se mêle à celui plus métallique du sang quand je me suis mordue la paroi de la bouche un peu trop fort, sur le coup de la surprise. Je lis son dernier message une deuxième fois et quelque chose remue dans mon ventre.

Quelque chose d’animal.

De féroce.

• Tu veux parier ?

Les trois petits points apparaissent à l’écran. Ils hésitent.

Le petit cygne noir, lui, semble jubiler. Ses deux billes aux couleurs de l’aurore étincellent et son bec est tordu sur un sourire insolent.

• Arrête ?