Fyctia

Jusqu’à cette question fatidique, mon inscription sur l’application de rencontre s’était pourtant passée sans le moindre accroc notable. Je m’étais même surprise à ressentir de l’excitation pour l’aventure et à prendre un certain plaisir à répondre au test de personnalité intégré particulièrement précis.

Quelques minutes à peine après ma piètre capitulation - il n’y avait pas vraiment eu de guerre non plus, il faut l’avouer -, Vinnie avait insisté pour que je télécharge Oxymore sous ses yeux. Il a prétexté vouloir s’assurer que je remplisse réellement ma part du marché mais je le connais comme si je l’avais porté pendant neuf fois dans mon ventre et qu’il était ensuite sorti de mon utérus. La vérité, c’est qu’il avait juste envie de baver sur l’interface sexy de l’application et sur tous les codes complexes qui se cachaient en dessous. Et sur ce point-là, il n'avait pas été déçu.

Moi non plus.

Il faut reconnaître une chose, c’est que Oxymore - Les opposés s’attirent était une véritable pépite digitale. L’artiste et la webdesigneuse de talent que je suis s’était littéralement émerveillée de l’esthétisme de l’application tandis que Vinnie, lui, s’était extasié sur le langage de programmation et les jeux de caractères qui se devinaient derrière un tel travail de créativité.

L’application s’était ouverte sur un fond noir d’où se détachait les contours du logo du logiciel mobile. Il représentait un cygne noir et un autre blanc s’opposant dans une symétrie horizontale et formant un cœur. J’avais admiré le travail du concepteur sur ce symbole imagé, tout en équilibre et alignement, harmonie et unité, contrastes et mouvements. Ensuite, l’intelligence artificielle d’Oxymore, incarnée par un avatar portraiturant un petit cygne noir auréolé de lumière blanche du nom de Lucie, m’avait demandé plusieurs informations de base comme mon sexe, mon orientation sexuelle, ma date et lieu de naissance, mon nom et prénom. Elle - je trouve ça un peu bizarre d’utiliser un pronom personnel féminin pour désigner un programme informatique mais ai-je vraiment le choix ? - m’avait ensuite prodigué tout un tas d’explications et de conseils concernant le concept de l’application. J’avais dû choisir un pseudo, télécharger une photo de profil puis lire la charte des conditions d’utilisation avant de rentrer véritablement au vif du sujet, le test de personnalité et d’informations.

Des centaines de questions se sont alors enchaînées de manière assez erratique : aussi basiques que déjantées, logiques puis farfelues, d’autres soumises à un chronomètre pour obtenir un résultat plus spontané, se présentant sous différentes formes allant d’un questionnaire à choix multiple, un champ libre à remplir selon mon inspiration ou des images à choisir. Une expérience particulièrement ludique à laquelle j’avais adoré me prêter malgré mes premières réticences sur le concept et ça, assistée de Vinnie et de ses commentaires sympathiques ou désobligeants en fonction de mes réponses. “Oh ! Pitié, Sky, arrête de dire à qui veut bien l’entendre que t’es végane alors que tu manges des pizzas avec du poulet dessus presque tous les jours de la semaine”, “Ah ouais ? Tu préfères la bière brune à la bière blonde ? Tu me l’as jamais dit” ou encore des “J’ai honte d’être ami avec quelqu’un qui pense que Playstation est mieux que Microsoft.”

Et puis, finalement, mes préférences en matière de position sexuelle. La question m’a vraiment prise de court et j’ai l’impression qu’on m’a fauché l’herbe sous les pieds. Ma légèreté s’est envolée. Depuis le début, j’ai répondu à toutes les interrogations de Lucie très honnêtement mais avec une insouciance détachée. Cependant, là, on s’attaque à un sujet qui me met particulièrement mal à l’aise et qui me ramène un peu trop brutalement à la réalité de ma situation.

Ce questionnaire n’est pas un jeu. Ce n’est pas une expérience sociale.

Il s’agit d’un véritable test de personnalité basé sur les calculs prodigieux d’un algorithme de l’amour complexe chargé de me trouver mon Opposition qui, si j’ai bien compris le principe de l’application, saura très bien ce qu’est une brouette thaï. C’est tout l’exercice de la chose. Grand Zeus.

Oui, bon, ok, vu comme ça, je comprends en quoi connaître ma position sexuelle préférée contribue au résultat du programme.

Ravalant ma mauvaise foi, je me lève finalement du sol et redresse le fauteuil sur ses six roulettes, ces sales petites traîtresses. Je trottine jusqu’à mon lit et me glisse sous les couvertures, téléphone en main. L’écran se déverrouille et s’ouvre sur l’application et sur la question de Lucie. Rouge comme une tomate, je choisis de la pulpe du doigt la réponse 7. Le missionnaire. Le cygne noir se secoue le bout de sa petite queue duveteuse et son bec s’étire en un sourire coquin. Pendant une seconde, j’ai l’impression que cette satanée intelligence artificielle se moque de moi. À tout moment, le temps que j’ai mis à lui répondre compte dans ce foutu calcul. Ça serait en effet assez révélateur. Mais avant que j’ai le temps d’esquisser un doigt d’honneur, la question suivante apparaît.

Netflix, Prime Video ou Disney+ ? Les trois.

Chien ou chat ? Chat.

Hiver, printemps, été ou automne ? Hiver.

Taille et poids ? Top chrono 10 secondes : 1m55 pour 53 kilogrammes.

Es-tu déjà allée à l’étranger ? Etats-Unis x4, Japon, Espagne.

String, tanga, culotte ou boxer ? …….. Boxer.

Liste tes cinq dernières chansons écoutées :

5. The Fat Rat - Monody. 4. Mix Naruto - Chill Trap, Lofi. 3. Maximum The Hormone - What’s up, people ? 2. Nightcore - Angel with a shotgun. 1. Betraying The Martyrs - Let It Go.

Cette fois-ci, je réponds à toutes les questions le plus spontanément et rapidement possible, bien décidée à me rattraper.

Finalement, alors que je n’y croyais plus, le petit cygne noir personnifié ouvre grand ses ailes stylisées et se les frottes du bout des plumes.

[ **Lucie** : Bravo, Skylar ! Merci pour ta patience. Le test est enfin terminé.

Je vais dès à présent procéder au traitement de toutes ces informations dans le but d’élaborer mon résultat et voir si j’ai une ou plusieurs correspondances dans ma base de données.

L’opération peut prendre une à plusieurs minutes. ]

L’avatar disparaît et une barre de chargement blanche sur fond noir apparaît à l’écran.

Ce n’est vraiment qu’à ce moment-là que je réalise ce qui est en train de se jouer, là, sous mes yeux ébahis. Dans - je cite - une à plusieurs minutes, je vais recevoir les premières informations de mon Opposé.

Mon Opposé à moi, Skylar Beauce, la pleurnicharde de service, la fille que personne ne regarde, celle qui déteste le contact humain, qui adore les araignées, collectionne les livres-objets et se damne pour l’odeur du bitume humide après la première averse.