Fyctia
6 - Skylar.
Quand il pince l’arrête de son nez avec sa main libre, je comprends qu’il ne me croit pas.
« Viens ici, Sky. À la lumière.
« Je suis très bien où je suis, Vinnie, je te remercie.
« Skylar.
« Vincent.
« Viens ici ! »
Il pose les cartons de pizza sur le plan de travail de la cuisine ouverte et se jette sur moi. J’essaye de lui échapper mais dans la précipitation je me cogne avec le coin du canapé d’angle et il réussit à m’attraper par un bras, puis l’autre. Il les croise derrière mon dos et m’enserre les poignets d’une seule main. Je me débats quelques secondes, pour la forme - il fait le double de mon poids et me dépasse d’une bonne tête et demi - et il me traîne dans la cuisine, sous la lumière de la hotte aspirante fixée au mur. Comme je ne tiens pas à lui faciliter la tâche, je m’entête à baisser la tête et à fixer mes énormes chaussons en forme de Stormtrooper de Star Wars. Notre position est ridicule et Vinnie est obligé de se dévisser le cou pour me faire face. Je vois briller dans ses yeux plissés de concentration l’éclat du moment où il trouve ce qu’il cherchait sur mon visage. Finalement, mon meilleur ami me relâche et pousse un grand cri théâtral.
« T’as chialé ! T’as encore chialé !
« Peut-être, réponds-je en relevant le menton avec suffisance.
« Mais me dis pas peut-être ! T’as chialé ! Tes larmes ont marqué des sillons sur tes joues. T’as chialé ! C’est pas possible, Sky ! »
Oui, bon, ok, j’ai chialé.
Même s’il exagère un peu, je comprends sa réaction excessive. La semaine dernière, je lui ai promis d’arrêter de pleurer. C’est la douzième fois en à peine un peu plus de six mois que je lui fais cette promesse. Et moi, dont la parole est d’or, je continue toujours autant de pleurer. Pire, je provoque volontairement l’ouverture des vannes en me faisant du mal avec cet album photo. Heureusement que ça, Vinnie ne peut pas le deviner sur mon visage.
Tout en me mordant la lèvre, je baisse les yeux, penaude. L’audace que j’ai ressenti en relevant mon menton pour le défier à peine quelques secondes plus tôt m’a déjà quitté. En me balançant d’un pied sur l’autre, j’attends un sermon qui ne vient pas. À ma grande surprise, mon colocataire n’ajoute rien et soupire. Il passe une main lasse dans son épaisse crinière de cheveux gras.
« Allez, chat, va t'asseoir. Je vais mettre la table. La pizza te remontera le moral. »
Il me connaît bien. Les pizzas de chez Giorgio ont le pouvoir incroyable de modifier mon humeur. Au moins temporairement. C’est la raison pour laquelle on en mange au moins trois fois par semaine depuis plus de six mois. Et aussi parce que la plupart du temps, Vinnie rentre tard du travail ou de ses soirées Donjons et Dragons et que je ne sais pas cuisiner, même pour sauver ma propre vie. La dernière fois que j’ai voulu faire plaisir à mon colocataire en lui préparant à dîner, j’ai failli mettre le feu à la cuisine tout entière. Depuis cet épisode, Vinnie a déclaré qu’il préférait continuer à se nourrir de nouilles chinoises en sachet et de boisson énergisante, comme il le faisait depuis toujours avant que je vienne m’installer chez lui. M’incruster serait un terme peut-être plus adéquat.
Je gratifie mon meilleur ami du sourire le plus convainquant que j’ai en stock et je me laisse tomber lourdement sur le canapé, ravie que la tempête Vincent soit partie souffler ailleurs que sur mon île. Mon crime - le vrai, pas seulement le fait que j’ai pleuré - est passé inaperçu. Satisfaite de moi, j’allume la télé et rapproche la table basse du canapé. Dans mon dos, j’entends le tintement caractéristique de Vinnie en train de trifouiller dans le tiroir des couverts. Le bruit cesse assez brusquement.
« Skylar ?
« Chat ? »
Vinnie est immobile devant le meuble de rangement du plan de travail de la cuisine ouverte. Il se retourne et nos yeux se croisent. Ses traits sont de nouveau suspicieux. Je m’enfonce un peu plus profondément dans le canapé et me retourne pour qu’il ne lise rien sur mon visage, faisant mine de regarder la télévision.
« Pourquoi as-tu vraiment fermé la porte d’entrée ?
« Comment ? fais-je mine d'avoir mal entendu, histoire de gagner du temps.
« Tu as prétendu avoir fermé la porte à cause des démarcheurs.
« Mhhh.
« Sauf que tu pleurais juste.
« Je ne voulais pas que tu me vois pleurer.
« Chat, je te vois pleurer presque tous les jours depuis cet été.
« Oui, mais je t’ai promis de ne plus pleurer.
« En effet, mais tu l’as encore - il insiste sur le encore - fait hier. Et tu ne me l’as pas caché. Alors pourquoi le faire tout à l’heure ? Il fronce les sourcils. Pourquoi as-tu fermé cette satané porte, Sky ? »
Je me tasse derrière le gros coussin du canapé en ravalant ma salive. Maudite soit l’intelligence de ce mec. D’ici, j’aperçois les expressions de son visage se modifier au fur et à mesure des conclusions qu’il tire de la situation. Il frotte son menton mal rasé.
« Parce que tu n’étais pas juste en train de pleurer, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu faisais, Sky ? »
Il lâche les couteaux qu’il tenait à la main et il se rapproche de moi, à pas de loup. Je grimace quand son visage apparaît à quelques centimètres du mien. Nous sommes si près que je suis capable de dire ce qu’il a mangé à midi rien qu’avec l’odeur de son haleine. Ses deux iris sombres scrutent les miennes avec intensité et je déglutis. Si on était dans un film, je suis presque sûre qu’une petite goutte de transpiration perlerait au niveau de ma tempe - peut-être est-ce vraiment le cas. Il scanne mes expressions faciales et y trouve probablement la lueur de culpabilité qu’il cherchait parce que sa bouche s’ouvre sur un O silencieux. Une culpabilité qu’il ne connaît que trop bien pour l’avoir déjà lue sur mon visage le jour où il m’a trouvé à quatre pattes dans sa chambre, une pelle à la main, ramassant les morceaux d’une de ses figurines hors de prix. Ses yeux s'écarquillent et il recule, au ralenti.
« Non… Je n’ai pas fait ça... » lâche-t-il dans un souffle où perce une horreur indicible.
Il part en courant dans le couloir en vociférant. Je crois bien que c’est la première fois que je vois Vinnie courir. Faut dire qu’un geek, doublé d’un nerd, triplé d’un no-life, ça ne court pas. Sauf à la rigueur pour sauver son matériel informatique d’un feu déclenché par ce même matériel informatique. Et, il semblerait aussi, sauf pour vérifier qu’il a bien fermé la porte de sa chambre de malheur...
« Allez, Vinnie, reviens ! Les pizzas vont refroidir ! » tenté-je de le faire revenir au salon.
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marionlibro
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Hilona Garry
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