Fyctia
5 - Skylar.
Je suis arrachée de ma contemplation sacrée par le grincement mat que fait la poignée en laiton de la porte d’entrée quand on l'abaisse. Je ferme l’album d’un coup sec, le jette sur le canapé et m’extirpe brusquement du plaid dans lequel je m’étais enroulée. Un coup d'œil à l’heure affichée par la box du salon m’apprend qu’il a fait beaucoup plus vite que prévu. Merde, merde, merde. Il faut que je cache les preuves !
Alors que je ramasse le premier mouchoir - j’en compte une bonne dizaine plus des petites bouloches de cellulose éparpillées sur les coussins - la poignée s’incline une deuxième fois, tout doucement. Presque timidement. Ce simple geste est chargé d’incompréhension. La troisième tentative est plus violente, plus insistante, chargée d’exaspération. Puis un silence. Il doit être en train de regarder dans ses poches de pantalon s’il a pris ses clés avec lui. Je sais que non, parce que j’ai vérifié.
Je m’en suis assurée.
Il en arrive à la même conclusion parce que son poing se met à tambouriner contre la porte.
« Sky ? Pourquoi c’est fermé ? crie-t-il à travers le bois peint.
« J’arrive ! »
À partir de ce moment-là, j’ai à peine une minute d’action pour être crédible. Peut-être deux si mon jeu d’actrice est vraiment convaincant. Comme je sais que non, je préfère ne pas tenter le diable. Je me dépêche de ramasser tous les mouchoirs dispersés sur les coussins et les jette dans la poubelle de la cuisine en faisant le moins de bruit possible avec le couvercle métallique. Dans ma hâte, j’attrape un bout de papier du mauvais côté et mes doigts sont gluants de morve. Je les essuie sur ma robe de chambre avec empressement et je repars au salon à toute vitesse. Je fais tomber les petites bouloches de cellulose - faut dire que j’use un mouchoir au point de le désintégrer - sur le carrelage, avant de les glisser sous le canapé d’un coup de chausson.
« Sky ? »
Trente secondes restantes.
Les preuves les moins accablantes : check.
C’est maintenant que ça se complique.
Je prends l’album photo dans mes bras et trottine jusqu’à la chambre de Vinnie. Arrivée devant sa porte, je la pousse du bout du doigt en retenant mon souffle. Un frisson glacé parcourt ma colonne vertébrale et les poils de mes bras se soulèvent. Je rentre la tête dans mes épaules et me ratatine toute entière, intimidée.
Je me sens comme un chien à qui on aurait passé un collier électrique autour du cou pour lui interdire de franchir la limite du portail de sa maison. Une griffe qui dépasse, un bout
de truffe qui franchit la ligne rouge et BZZZZZ, il mange une châtaigne. Le jour où finalement on lui enlève son collier anti-fugue, le chien a tellement assimilé ses interdits qu’il ne s’approche plus de la clôture à dix longueurs de queue. C’est un peu pareil pour moi et la chambre de Vinnie.
Sauf aujourd’hui, il y a un chat derrière la clôture.
Je prends une grande inspiration et je franchis l’embrasure de la porte. Aussitôt, je sens le regard de soixante-quatorze minuscules paires d’yeux se braquer sur moi. Du haut de leurs socles en tout genre, les figurines de Vinnie me toisent de la tête au pied. Elles savent que je n’ai pas le droit d’être ici sans l’autorisation de leur propriétaire. Ces petites choses ont le même pouvoir de dissuasion sur moi qu’une gargouille en pierre en a sur l’esprit malin ou le démon. Je me dépêche donc d’ouvrir sa penderie et d’y cacher l’album photo à l'endroit même où je l’avais trouvé une bonne demi-heure plus tôt, non sans l’avoir frotté contre ma joue d’abord dans un ultime câlin d’adieu. Vinnie a été négligent une fois en partant sans fermer la porte de sa chambre ; arrivé en bas de la cage d’escalier, il s’était rendu compte qu’il avait oublié son portefeuille sur son bureau. Il était revenu dans un coup de vent et avait oublié de refermer sa porte à clé en partant. Cet oubli était une aubaine et je savais qu’une occasion pareille ne se représenterait plus jamais. Sauf s’il meurt.
Avant d’aller lui ouvrir, je m’assure que la pile de sweat-shirts - sous laquelle l’album photo est de nouveau caché - est aussi parfaitement droite et carrée qu’elle l’était avant que je vienne la déranger. Vinnie soutient qu’il n’est pas atteint de trouble obsessionnel compulsif mais il n’en est pas moins complètement névrosé de la symétrie, de l’ordre et du rangement. Bien sûr, il a été testé par des médecins et des psychologues mais ces derniers réviseraient peut-être leur jugement s' ils vivaient avec lui au quotidien, comme moi je le fais depuis plus de six mois. Donc bon, mon colocataire serait largement capable de se rendre compte que j’ai fouiné dans ses affaires rien qu’en regardant la pile. Et ça même dans le noir. De dos. À une distance de cent mètres.
Les coups sur la porte d’entrée redoublent d’intensité et je trottine jusqu’à elle comme une danseuse étoile. N’importe qui dirait plutôt comme une antilope blessée.
« Oh, Sky !
« Roh, mais j’arrive ! »
Juste avant d’ouvrir, je me frotte le visage à deux mains, lisse le haut de mes cheveux et tire sur le bas de ma robe de chambre pour me donner un peu de contenance.
Vinnie m’accueille avec la gueule enfarinée et entre sans même attendre que je me pousse. Quand il me passe devant, l’odeur divine des pizzas qu’il tient dans la main me chatouille les narines et j’en salive d’avance.
« Pourquoi t’as fermé derrière moi ? » me demande-t-il en arquant son sourcil droit d’un air suspicieux.
Show time, baby.
Je lui sers le vilain mensonge que j’avais préparé et imprime une moue nonchalante sur mon visage. Je suis suffisamment culottée pour hausser les épaules. Je suis l’innocence incarnée.
« J’ai entendu des démarcheurs dans le couloir. Pour l’électricité, je crois. J’ai fermé pour être sûre qu’on vienne pas m’embêter.
« Des démarcheurs à 19h30 ?
« Il était 19h quand t’es parti.
« C’est quand même un peu tard pour des démarcheurs.
« C’est ce que je me suis dit aussi ! Ils sont gonflés franchement ! Au fait, dis-je pour changer de sujet, t’as fait super vite ! D’habitude, chez Giorgio, tu mets une bonne heure avant de rentrer. Comment ça se fait, y’avait personne ? »
Il ne me répond pas. Ses yeux marrons et pétillants d’intelligence me scrutent avec insistance et je recule d’un pas. Les muscles de son visage se raidissent et un creux se forme entre ses sourcils. Quand il pince l’arrête de son nez avec sa main libre, je comprends qu’il ne me croit pas.
Il aurait tord de le faire, en même temps.
17 commentaires
Tomochili
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Il y a 4 ans
Jane Moody
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Il y a 4 ans
marionlibro
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Il y a 4 ans
Hilona Garry
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Il y a 4 ans
FleurDelatour
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Hilona Garry
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Fern Cristo
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Hilona Garry
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Scarlett Owens
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Hilona Garry
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Il y a 4 ans