Fyctia

« Les gars, j’ai quelque chose à vous annoncer ! tonne-t-il d’une voix forte mais vaseuse. Lui aussi n’a pas lésiné sur le whisky.

« À quoi on trinque, l’ami ? » répond Pichu en souriant.

C’est le seul qui n’a pas bu comme un puits sans fond. Heureusement qu’il est là parce que jamais JB ne pourrait nous ramener dans son état. Sauf si son objectif serait de nous conduire à la morgue.

« Balance ! lancé-je en tapant des pieds par terre, arrosant copieusement mon jean blanc de whisky-coca au passage.

« Les gars… Je vais demander Sophie en mariage !

« À la bonne heure ! s’écrie Patxi.

« Mais nooooon, c’est ouf ! renchérit JB dans un borborygme que seul un habitué de son langage d’ivrogne peut comprendre.

« Siiii ! Et vous êtes tous invités !

« J’espère bien, oui ! »

Patxi, le plus démonstratif d’entre nous, se lève de son pouf et prend notre ami dans ses énormes bras. Gaëtan disparaît dans 110 kilos de muscles et je l’entends gémir.

« Pichu, putain, tu vas me briser la colonne vertébrale ! »

JB quitte également son lit improvisé, prenant le risque d’arroser tout le carré VIP du vomi qu’il ravale depuis plus d’une demi-heure. Il pivote sur lui-même et lève les bras au ciel en criant, façon célébration mythique d’Eric Cantona. Ses cris de joie sont si forts qu’ils couvrent le vacarme de la musique techno. Gaëtan éclate de rire et le serre dans ses bras à son tour.

Moi, je n’ai toujours pas esquissé le moindre mouvement et mon visage ne trahit aucune émotion. En fait, je ne sais pas trop comment réagir à la nouvelle.

Gaëtan est mon meilleur ami dans mon groupe de meilleurs amis. On se connait depuis qu’on a 12 ans et on a fait les quatre cents coups ensemble. Il y a deux ans, il s’est mis en couple avec Sophie, et, rien que ça, ça m’a fait bizarre. J’ai eu l’impression de perdre un peu de mon meilleur ami.

Non, j’ai perdu un peu de mon meilleur ami.

J’aime beaucoup Sophie, elle rend mon pote heureux et c’est une fille super cool. Et sérieuse, en plus de ça. Elle ne m’empêche pas de voir Gaëtan, elle ne dit jamais non pour qu’il sorte avec nous mais je le vois quand même dix fois moins qu’avant. Il a même quitté notre colocation pour s’installer avec elle, un an auparavant. Je n’ai toujours pas trouvé la force d’entamer des recherches pour trouver un occupant à sa chambre vide. Ce serait comme accepter que mon pote ne reviendrait pas.

Je m’y refuse.

Gaëtan relâche enfin JB et se tourne vers moi. Ses sourcils sont froncés et ses lèvres plissées. Je comprends à son expression que mon absence de réaction le blesse. Je ravale ma fierté et donne le change. Je le prends dans mes bras.

« Bravo, connard ! Encore faudrait-il qu’elle te dise oui.

« Qui dirait non à l’Apollon que je suis ?

« Tu t’es bien regardé ?

« Pas autant que toi tu ne te regardes, ça c’est sûr, espèce de narcissique », rétorque-t-il.

Là, il marque un point et je m’esclaffe. Je repousse son accolade et lui donne une bourrade sur l’épaule, que j’espère assez puissante malgré l’alcool qui engourdit mon corps. Il me rend un coup deux fois plus fort et on commence à se chamailler comme des enfants

Dans la bataille, un pouf rongé aux mites s’envole et les verres sur la table tintent dangereusement.

Patxi nous regarde comme le ferait un père avec ses deux fils dissipés. Le dos droit et les bras croisés sur ses énormes pectoraux.

« Allez, c’est bon ! Vous allez tout casser. On a déjà assez à faire avec les conneries de JB. »

Ce dernier, qui s’était de nouveau allongé sur son canapé de fortune, tête à l’envers et yeux mi-clos, se met à ricaner dans son coin. Je remarque qu’il est encore plus blanc que tout à l’heure. Ça ne lui a pas réussi, le saut de Cantona.

« Oh, JB ! je l’interpelle. Je m’accroupis au niveau de sa tête et tire sur ses longs cheveux blonds qui trainent par terre.

« Mhhhh….

« Il reste plus que nous, mon frère !

« Mhhhhh…

« Allez, bouge ton cul, on va chasser de la tigresse ! On va montrer à Pichu et Gaëtan ce qu’ils laissent passer !

« Peut pas…

« Hein ?

« Peut pas… répète-t-il.

« Quoi, tu peux pas ? Va gerber un bon coup et après ça ira mieux.

« C’est vrai qu’il a l’air très blanc, se moque Patxi.

« Allez, viens !

« Suis en couple.

« Tu peux répéter ça ?

J« e suis en couple. Finito la chasse, mec. »

Abasourdi, je me tourne vers Gaëtan et Patxi. Un sourire malicieux flotte sur le visage de ce dernier. Je comprends à son expression tranquille qu’il sait déjà de quoi il retourne et je ne suis pas étonné. Après tout, c’est toujours à lui qu’on se confie en premier quand il y a quelque chose. En revanche, Gaëtan est bouche bée et ses yeux sont écarquillés. Ça me rassure, je ne suis pas le dernier idiot au courant.

« Vous entendez pareil que moi ? demandé-je.

« Oui, oui, répond Pichu en se marrant dans sa barbe.

« Mais depuis quand, mec ? renchérit Gaëtan.

« Et avec qui, cazzo ?!

« Ta mère, voyons.

« Ta gueule ! »

Je lui assène un coup de poing dans l’épaule. JB se redresse difficilement sur les coudes et nous regarde avec sa tête d’idiot content. Si c’était pas mon pote, je lui aurai déjà envoyé une beigne depuis longtemps, juste pour effacer ce sourire impertinent de son visage.

« Non, pour de vrai, je suis en couple.

« Jean-Baptiste Vianne n’est pas en couple. Impossible. Irréel. Tu ne peux même pas parler à une fille sans te foutre la honte.

« Et sans nous foutre la honte aussi, ajoute Gaëtan.

« Eh ben si.

« Mais pourquoi tu nous l’as pas dit ?

« Bah, je sais pas. Ça fait que deux mois mais je l’aime bien. C’est la petite brune que j’avais essayé de ramener à la soirée mousse de la Nuba, tu te rappelles Loren ? Finalement, on s’est revus, après ça. »

Soirée mousse de la Nuba, soirée mousse de la Nuba… À vrai dire, ce que je me rappelle surtout de cette soirée, c’est que la Guardia Civil a réquisitionné mes baskets dans la nuit parce que je les avais laissées sous la voiture pour qu’elles sèchent. Une paire d’Air Max Plus III. Putain, ça me fait toujours aussi mal de repenser à ces chaussures. Au prix où je les avais payées.

Je me mords l’intérieur de la joue pour mieux me concentrer sur ce que je suis censé me rappeler et passe une main collante d’alcool dans mes cheveux.

Quand j’ai le déclic, mes yeux s’agrandissent.