Fyctia
Chapitre 8 - Lieu du crime
J'éternuai, mon plateau devant moi, intact. Le froid de la pluie m'avait enrhumée. Autour, le brouhaha de la cafétéria se mélangeait aux bruits métalliques des couverts contre les assiettes. Je voulais juste manger tranquille, mais évidemment, même ça, c'était trop demander.
— ...Ouais, c'est elle, la nièce du cinglé.
Je crispai la mâchoire.
— Sérieux ? Je savais pas...
— Bah ouais, son oncle, tu sais, le taré du musée.
Le taré du musée.
Comme si j'avais pas déjà assez de merdes à gérer. C'était pas suffisant qu'on me regarde de travers depuis la mort de Yuma, qu'on me suspecte à demi-mot, qu'on m'accuse sans preuve. Maintenant, il fallait aussi que mon nom traîne dans leurs discussions de commérages à cause d'un oncle que je connaissais à peine.
Je sentis la colère monter. Ils avaient le culot de s'assoir à coté de moi et parler ainsi malgré ma présence, je n'étais pas mal entende et quand bien meme je l'étais, ne connaissait-il donc par le respect ?
— Il parle à des trucs qu'il est censé juste ranger, t'étais pas au courant ?
— Si, et il dit qu'il sent encore leur présence, genre... qu'elles lui répondent.
Ils rigolèrent, cependant le rire sonna faux.
Je souris. Une moquerie de plus. Tel que les messages de Kiera. Ou les regards en biais qu'on me lançait depuis ce matin. Une lassitude profonde m'envahit.
J'aurais dû refuser de venir sur cette foutue île.
Mon regard glissa vers eux. Un des garçons détourna les yeux, sauf que c'était trop tard.
Sans un mot, je pris mon couteau et le tapotai lentement contre mon plateau, rythmiquement. Toc. Toc. Toc. Assez fort pour qu'ils l'entendent.
— Vous savez ce qu'il dit, mon oncle ?
Ils s'arrêtèrent net. Je levai enfin les yeux vers eux, prenant mon temps.
— Que ce ne sont pas des objets. Pas vraiment.
Silence. Je posai mon coude sur la table et pris ma fourchette entre les doigts, la faisant tourner entre eux comme un pendule.
— Vous voulez savoir ce qu'ils me disent, à moi ?
Je marquai une pause, feignant d'écouter. Puis je penchai la tête avec un sourire trop large.
— Qu'ils n'aiment pas qu'on parle d'eux.
Un des garçons sursauta quand je fis tomber brusquement ma fourchette sur mon plateau. Un autre détourna les yeux. L'ambiance s'alourdit. J'aurais pu m'arrêter là. Mais non. Je n'avais pas envie d'être raisonnable.
Sans prévenir, j'attrapai mon verre d'eau et le renversai sur la table, le liquide s'étala vers eux, et atteignit le bord de leurs plateaux.
— Oups.
Je redressai les yeux avec un sourire amusé.
— J'imagine qu'il est pas content.
Les chaises crissèrent quand ils reculèrent. Je repris ma fourchette et l'amenai tranquillement à ma bouche, mâchais avant de leur lancer, la bouche encore pleine :
— Bon app'.
Ils ne rirent plus.
Pour la première fois de la journée, je me sentis un peu mieux.
Je me dirigeai vers la gare sans perdre de temps, le froid de la fin de journée s'infiltra sous mon pull. Le ciel virait au bleu profond, et je voulais éviter de traîner trop longtemps là-bas, surtout une fois la nuit tombée.
Le train qui faisait le tour de l'île arrivait déjà en gare. Je montai rapidement et m'installai près d'une fenêtre. Les paysages défilèrent dans un flou grisâtre, les lumières des maisons s'allumaient une à une. J'aurais pu rentrer, suivre le flot des élèves quittant le lycée, retrouver ma tante et ma mère et prétendre que cette journée était normale...
Non, j'avais besoin d'y retourner.
Le Parc des Saphirs était désert à cette heure. Comme je l'avais prévu, les flics n'étaient plus là. Ils avaient fait leur boulot, conclu à un accident et plié bagage. Les bandes jaunes et blanches entouraient la piscine, restaient tendues entre les barrières, seules traces visibles que quelque chose s'était passé ici.
Je passai sous l'une d'elles et m'avançai dans l'enceinte du complexe.
Les chaises longues renversées, les bouteilles vides, les restes d'une fête interrompue trop tôt. Le bassin où ils avaient retrouvé Yuma avait été vidé, ne laissant qu'un fond humide et des reflets grisâtres sur le carrelage.
Je m'arrêtai, attendant de ressentir cette même présence qu'à la fête.
Rien.
Le silence pesait, juste troublé par le vent qui faisait claquer les banderoles abandonnées.
J'inspirai profondément et sortis mon téléphone. Si je ne pouvais pas voir ni ressentir quoi que ce soit, alors je prendrais des photos. Je capturai l'endroit où j'avais vu cette ombre bouger, là où Yuma était tombé, le bassin principal où les autres riaient encore sans se douter de rien.
Pourquoi étais-je revenue ici, au juste ? Pour trouver une preuve ? Pour me convaincre que je n'avais rien imaginé cette nuit-là ? Je fixai l'eau trouble restée au fond du bassin, la gorge nouée.
Un courant d'air froid glissa sur ma nuque. J'avais à peine eu le temps de me cacher derrière la cabine d'essayage que des pas lourds résonnèrent contre le carrelage humide.
J'entrouvris les lèvres pour calmer ma respiration saccadée. Juste devant moi, une silhouette sombre fendait l'obscurité. Ses cheveux noirs en bataille, son pas nonchalant... Je le reconnus instantanément.
Erden.
Il passa, les mains enfoncées dans les poches de son manteau. La porte menant au bassin grinça lorsqu'il la poussa.
J'attendis une poignée de secondes, à l'affût du moindre son, avant de me glisser hors de ma cachette.
Il était assis au bord de la piscine, là où l'eau trouble avait recraché le corps de Yuma. Le vide s'étendait devant lui, noir et insondable. Son dos était voûté, sa tête basse, les coudes posés sur ses genoux., et dans la lumière morne, je distinguai le tremblement imperceptible de ses épaules. Il expira un long soupir. Ses doigts se refermèrent sur le tissu de son jean.
- T'es un con, lâcha-t-il, la voix rauque.
Sa main essuya rapidement sa joue.
Il pleurait.
Je me décalai d'un pas, retenant mon souffle.
- ... un con.
Je fronçai les sourcils. Il parlait à Yuma ?
Sa voix était cassée, étranglée. Une colère sourde vibrait dans chaque mot.
- Pourquoi t'étais là ?
Son poing se referma contre le sol, les jointures blanchies sous la pression.
Le silence retomba brutalement.
Puis, lentement, il se redressa.
- Je vais savoir ce qui s'est passé, murmura-t-il. Je te le promets.
Je me mordis la lèvre.
Devais-je lui parler ? L'interroger ?
Je n'étais pas certaine qu'il apprécie d'apprendre que je l'avais espionné. Et puis... son tempérament laissait peu de place aux discussions.
Un souffle effleura ma peau, à peine plus qu'un frisson, assez pour me faire raidir les épaules. L'air autour de moi se resserra, dense et mouvante. Il n'y avait pourtant personne derrière moi. Près du bassin, Erden resta immobile, quelques secondes de plus, essuyant son visage d'un revers de manche. Sauf que quelque chose dans l'angle de sa tête, dans la tension de sa nuque, me fit comprendre qu'il savait que j'étais là.
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