Fyctia
Chapitre 6 - Tac, tac
Chayton Fox était assis en face de moi. Il se contenta de tapoter son stylo contre la table, à intervalles irréguliers. J’étais assise sur une chaise trop dure, le dos voûté.
Tac. Tac. Tac-tac. Tac.
À ma droite, ma mère se tenait droite sur sa chaise. Ses doigts se crispaient sur sa manche et les miens contre mes bras croisés. J’avais encore l’impression de sentir l’humidité de la piscine sur ma peau. L’image de Yuma, immobile dans l’eau, refusait de quitter mon esprit. Je restais concentrée malgré le choc et l’épuisement sur l'odeur du café rassis qui flottait dans l'air, mêlée à celle d'un vieux déodorant.
Cette salle d’interrogatoire me rappelait d’autres souvenirs. D’autres pièces anonymes, d’autres visages fatigués derrière des bureaux de police.
À l’époque, c’était différent. C’était lui qu’ils cherchaient. Ils posaient des questions sur mon père. Où nous l’avions vu pour la dernière fois. S’il avait agi bizarrement avant de disparaître. S’il avait laissé un mot. Un signe. Non. Il n’y avait rien eu. Plus de voiture. Plus d’affaires. Démission soudaine de son boulot. Il s’était évaporé.
Fox ne savait sûrement rien de ça.
Ou peut-être que si.
— Tout le monde dit que c’est toi qui as trouvé Yuma, commença-t-il, d’une voix calme. Tu peux me raconter exactement ce que tu as vu ?
J’avalai ma salive et racontai. Chaque détail sonnait creux quand je les énonçai à voix haute.
— Avant ça, tu es sortie de la fête, non ?
Un frisson me parcourut.
— J’avais besoin d’air, soufflai-je.
— Tu es allée quelque part en particulier ?
Je secouai la tête.
— Pourtant, quelqu’un t’a vue revenir précipitamment, un peu avant que tu ne trouves Yuma.
Ma mère fronça les sourcils et se tourna franchement vers moi.
— C’est vrai ?
Je me tendis.
— J’ai cru entendre un bruit, c’est tout.
Fox ne réagit pas immédiatement. Son stylo s’arrêta un instant en l’air, suspendu.
— Quel genre de bruit ?
Je détournai les yeux.
— J’en sais rien. Un craquement, peut-être. C’est un vieux bâtiment, non ?
Il laissa un silence planer.
— Esme.
Sa voix me ramena brutalement à la pièce.
— La musique était forte, comment as-tu pu être perturbé par un craquement ?
Il me jaugea. Il savait que je mentais... mais comment lui expliquer que j’avais eu ce pressentiment, que j’avais ressenti cet appel ?
Ma mère, elle, attendait. Elle voulait savoir aussi.
— Si tu as vu quelque chose, il faut me le dire, reprit-il.
Et moi, je repensai aux autres policiers. Ceux qui avaient fini par classer l’affaire.
Pas de corps, pas de crime, pas de mort. Juste un père ayant abandonné sa famille.
Fox m’observa encore un moment. Puis il reprit son stylo et recommença à tapoter la table.
Tac. Tac. Tac-tac.
La porte du bureau se referma derrière moi avec un claquement sourd.
Je me retrouvai seule dans le couloir du commissariat, assise sur l’un des bancs métalliques inconfortables. Les néons faisaient bourdonner un léger sifflement agaçant au-dessus de ma tête.
Je passai mes mains sur mon visage, tentant de me recentrer. Dans la pièce derrière moi, ils parlaient.
Je ne voulais pas écouter.
Mais, je ne pouvais pas m’en empêcher.
La voix de ma mère était tendue, coupante :
— Vous croyez qu’elle ment ?
Fox répondit, d’une voix grave :
— Je crois qu’elle ne dit pas tout.
— Ma fille n’a jamais eu de problèmes. Ce n’est pas une gamine qui traîne dans des histoires louches.
— Je ne dis pas qu’elle est impliquée. Je dis qu’elle cache quelque chose.
Un silence pesant s’étala.
— Vous savez, continua-t-il d’une voix plus basse, j’ai déjà vu des affaires où les choses ne collaient pas. Où les faits ne s’imbriquaient pas comme ils auraient dû. Ça ne voulait pas dire que c’étaient des mensonges, juste… des angles morts.
— J’ai déjà entendu ce genre de discours, murmura-t-elle.
— Je me suis renseigné, Selene. Je sais ce qui est arrivé à votre mari.
— Je ne suis pas en train de relier les deux affaires, ajouta-t-il. Néanmoins j’aimerais comprendre.
La chaise grinça et je compris que ma mère s’était levée.
— Je veux ramener ma fille chez moi.
J’entendis des pas approcher.
Je baissai la tête au moment où la porte s’ouvrit. Ma mère sortit, son manteau serré contre elle. Elle me jeta un bref regard avant de hocher la tête vers la sortie.
Nous rentrâmes chez nous. J’avais besoin de m’isoler. Ma mère voulait que je parle, comment dire ce qui ne pouvait pas être dit ? Si je lui parlais de l'Entre-Monde, cette discussion se terminerait en dispute, et je n'avais pas l'énergie pour ça.
— Esme, tu vas bien ?
Elle s'approcha, et je pus presque voir l’inquiétude qu’elle tentait de masquer. J'avais besoin d'être seule.
Je ne savais pas combien de temps j'étais restée là, sur le canapé, immobile. Je fermais les yeux, espérant que le sommeil viendrait, cependant il était bien trop loin.
C’est alors que mon téléphone vibra.
Kiera.
Le nom de la petite amie de Yuma s’afficha à l’écran. Je n’avais pas le courage d'ignorer son message, même si chaque lettre était une décharge dans ma poitrine. Kiera m’accusait. Elle pensait que j’étais impliquée. Elle me voyait responsable de ce qui était arrivé à Yuma. Je n’arrivais même pas à respirer, encore moins à répondre. La culpabilité m’envahissait.
Le regard noir de Kiera traversait l’écran de mon téléphone. Je pouvais presque entendre sa voix tremblante de colère et de confusion. Je ne pouvais pas lui expliquer. Pas alors que je n’avais même pas compris moi-même ce qui s’était passé.
Je laissais tomber le téléphone sur la table, la tête pleine de tourments.
Mon corps glissa le long du canapé en espérant que la nuit finirait par me prendre. Elle ne venait pas. Il était déjà 6h du matin.
Mon regard se fixa sur le plafond ou une araignée avait tissé sa toile. L’image de Yuma flottant dans l’eau me hantait, se fondant dans celle de mon père. Qu'est-ce que c'était ? L'ombre que j'avais aperçu ? Ce n'était pas humain.
Je tentais de me concentrer sur ma respiration, elle me trahissait, mes poumons se comprimaient. Ce qu'il s'était passé se soir se gravait en moi comme un tatouage indélébile. Je n’arrivais pas à m'en débarrasser.
Pourquoi l’entité m’avait-elle appelée ? Pourquoi étais-je le témoin de ce dernier souffle ? Le mystère me dévorait.
Je ne savais pas ce que j’avais vu. Ce n’était pas clair, c’était fragmenté.
Cette ombre avait tué Yuma. Pourquoi ? Et, pourquoi lui ? Yuma avait-il entendu cette voix l'appeler ? Que faisait-il dans l'autre bâtiment ? C'était pourtant lui qui m'avait tiré de là... alors pourquoi y était-il retourné ?
C'était moi qu'elle voulait attirer dans son piège, pensai-je avec effroie.
Je devais m'y rendre. Demain soir, les flics seraient partis, les témoins aussi. Hormis les indices, eux, resteraient.
Un fragment oublié, un détail négligé… c'était comme ça dans les films. Le tueur oubliait toujours quelque chose derrière lui. Ou pire, il retournait sur le lieu du crime...
1 commentaire
Astrid.D
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Il y a 7 jours