Fyctia
22
New Jersey, maison des Lowell, février deux ans plus tôt
- C’est une très mauvaise idée !
Dans le rétroviseur, j'avise Adelie à moitié stressée et à moitié renfrognée sur la banquette arrière.
- Ça va bien se passer, Delilah !
- Non Benn, ça ne va pas bien se passer ! Parce que je suis nulle avec les parents !
- C’est vrai que tu es nulle avec les parents !
Si Adelie avait des pouvoirs, l’appuie-tête de Samuel serait en train de fondre sous le regard noir qu’elle lui jette. Ce dont mon pote semble se rendre compte parce qu’il se tourne pour adresser un sourire penaud à sa sœur.
- Pardon trésor, mais c’est vrai. Tu te rappelles la fois où Melissa Floyd t’a présenté à sa famille ?
- Son père a essayé de me peloter dans la cuisine ! Et je croyais qu’on ne parlait plus de l’incident des Floyd.
- Au contraire, j’ai très envie de savoir moi.
C’est à mon tour de subir les foudres d’Adelie.
- Quand elle avait… tu avais quel âge ? Quinze ans ?
- Quatorze, maugrée-t-elle.
- Quatorze ans ? Ce vieux pervers… Adelie a été invitée à déjeuner chez les Floyd. Elle était là-bas depuis environ vingt minutes quand le téléphone a sonné. C’était madame Floyd, hystérique, qui hurlait pour qu’on vienne la chercher. Le temps qu’on arrive, Adelie était assise sur le perron. Et une ambulance emmenait monsieur Floyd à l’hôpital pour examiner son nez cassé.
- J’étais en train de rincer mon verre dans la cuisine quand il m’a attrapé les fesses. Je ne me suis pas posé la question, j’ai frappé. Et tu sais ce que son excuse a été ? «Pardon, je croyais que c’était ma fille ». Ce malade !
- Mais ça n’a pas été le seul incident parental, tu veux qu’on parle de la fois où…
- Non, c’est bon Sam, je pense que Benn n’a pas besoin de connaitre toutes les fois où j’ai fait honte à maman pour se faire une idée du problème.
La pointe de douleur dans sa voix me retourne le ventre et me rappelle la conversation que nous avons eue il y a quelques jours et qui explique ce que nous faisons tous les trois dans cette voiture, en direction de la maison où j’ai grandi.
- Tu devais être un chat dans une autre vie, lance Adelie en continuant de me masser doucement le cuir chevelu.
- Un chat ?
- Je t’entends pratiquement ronronner.
Si un de nous deux est un chat se serait plutôt elle : farouche, indépendante et ne se laissant approcher que lorsqu’elle le veut bien. Oui, Adelie était définitivement un chat dans une réincarnation précédente. Mais je ne lui dis pas, à la place je me mets à miauler. Et je suis récompensé par son rire alors que sa main s’enfonce à nouveau dans mes cheveux pour me masser le crâne. Un frisson me traverse tout le corps quand ses ongles se joignent à la partie.
- J’aime bien les chats. J’en avais trouvé un quand j’étais petite, je l'avais appelé Fiddle, reprend-elle.
- Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
- Ma mère l’a jeté dehors. Chez moi, les animaux sont soit des outils de travail, soit de la nourriture en devenir. Pas de bouches inutiles à la maison.
Un fond d’amertume pointe dans sa voix. Samuel parle très peu de sa famille et de sa vie en Arizona, exception faite d’Adelie. Et sa petite sœur semble, elle aussi, peu motivée à partager ses souvenirs d’enfance. Un voile a d’ailleurs troublé son regard dès qu’elle a évoqué sa mère. Je ne sais pas grand-chose de cette dernière, mais je sais qu’elle désapprouve totalement le choix d’étude de ses deux plus jeunes enfants.
- Chez moi, c’est plutôt l’arche de Noé. Mon père adopte absolument tous les animaux qu’ils trouvent. On a eu des oiseaux blessés, des chats en pagaille, des souris sauvées des griffes des chats, des chiens errants. Ma mère a dit stop quand on a ramené un raton laveur. Pourtant, Rocket était adorable.
- Évidemment, tu aimes les ratons laveurs. Pourquoi je suis surprise ? Vous avez tellement de points communs eux et toi.
- Parce que ce sont des animaux extrêmement intelligents et mignons ?
- Parce que c’est une espèce invasive qui s’autorise toutes les audaces.
- Tu sais ce qu’elle te dit, l’espèce invasive ?
Je lui jette un coussin et c’est la guerre. Quelques minutes plus tard, nous nous laissons retomber sur le canapé, essoufflés et hilares. Sans que j’aie besoin de le lui demander, la main d’Adelie retrouve mon cuir chevelu et je ferme les yeux de bonheur.
- Tes parents ont l’air vraiment chouette.
- Ce sont les meilleurs. Et leur histoire d’amour est incroyable ! Je t’ai dit qu’ils se sont rencontrés à un groupe de soutien pour veufs ?
J’ignore presque tout de mon géniteur. Je sais seulement qu’ils venaient d’une riche famille du Sud qui n’a jamais accepté son mariage avec une prolétaire, yankee de surcroît et l’a déshérité à l’instant où j’ai été conçu. Il est parti quand j’avais quatre ans pour se concentrer sur ses passions : alcool et poudre blanche. Ma mère n’aime pas en parler, mais je crois que plus que son physique avantageux, ce sont ses problèmes qui l’ont séduite. Elle avait l’espoir de pouvoir le guérir, le réparer. Elle n’a pas réussi. Il est mort d’une overdose quelques jours avant mon cinquième anniversaire.
Mes parents souffraient du même mal lorsqu’ils ont fait connaissance : n’avoir pas pu sauver leur amour. La mère d’Elena venait d’être emportée par un cancer du sein foudroyant contre lequel les médecins sont restés impuissants. Quand le diagnostic a été posé, il était déjà trop tard.
Ils se sont d’abord reconnus dans leurs chagrins identiques et ont découvert qu’ils partageaient plus que des souvenirs douloureux et des galères de parents solos. Il y a eu un premier rendez-vous, puis un autre et encore un. Après quelques mois, il est devenu clair qu’ils voulaient s’installer ensemble et rassembler nos deux familles. Elena avait désespérément besoin d’une figure maternelle et je réclamais un papa à cor et à cri. Les débuts ont été un peu chaotiques. Elena se mettait à pleurer dès que ma mère disparaissait de son champ de vision. Quant à moi, je vivais dans la peur de faire quelque chose qui donnerait à mon père une raison de ne plus m’aimer. Mais après quelques mois, nous avions trouvé notre rythme. Mes parents se sont mariés un an plus tard et nous ont adoptés dans la foulée.
- C’est une belle histoire, digne d’un livre, fait remarquer Adelie quand je finis de lui raconter comment je suis devenu un Lowell.
Puis elle ajoute :
- Ça doit être génial d’avoir des parents comme ça. Tu crois qu’ils m’adopteraient si je leur demandais gentiment ?
Une pensée germe soudain dans ma tête.
- On n’a qu’à leur demander. Je viens d’avoir une super idée.
Et voilà comment nous nous retrouvons en route pour le New Jersey. À l’arrière, Adelie se triture nerveusement les cheveux et ma main quitte un instant le volant pour lui presser le genou.
- Je te promets que tout va bien se passer ma beauté.
Pas sûr qu’elle me croit, en témoigne sa moue peu convaincue. Mais je n’ai pas le temps de la rassurer car devant nous, Elena est en train de manœuvrer pour garer sa voiture. Nous sommes arrivés !
13 commentaires
Rachel Dena
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Il y a un an
Christelle Emilie
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Il y a un an
Emeline Guezel
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Il y a un an
JULIA S. GRANT
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Il y a un an
Livre_e
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Il y a un an