Fyctia
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Kane entre, appuyé sur son éternelle cane. La légende raconte qu’il en a besoin depuis une mauvaise chute dans une fosse pendant un solo de basse il y a quelques années.
- Aujourd’hui, nous allons parler de transmission de la musique. Quand vous composez, il ne faut pas réfléchir en notes ou en partitions, mais en émotion, en histoire que vous souhaitez transmettre. Car vous devez toujours vous souvenir que votre musique n’existe pas que pour vous. La musique est faite pour être partagée. C’est ce qui la fait vivre, la rend intemporelle.
Tout le monde prend des notes, frénétiquement. Sauf Adelie. Elle regarde le professeur Kane avec un mélange de déférence et de fascination muette et elle est tout simplement adorable.
- Pour toucher les autres, vous devez entretenir un dialogue avec votre musique, l’aider à sortir de vos têtes, la rendre compréhensible pour ceux qui l’écoutent. Selon vous, qu’est-ce qui aide à créer ce dialogue ? Monsieur Lowell, une idée ?
Je m’arrache à mon observation d’Adelie pour répondre.
- Les paroles ?
- Les paroles aident à traduire les notes en ce langage plus universel que sont les mots. Ce qui permet à votre musique de sortir de vos têtes pour exister dans le monde, ce sont vos instruments, vos voix. Mais arrêtons-nous un instant sur la question des paroles. Si les paroles permettent de traduire nos intentions, prévalent-elles sur la musique ? Est-ce l’inverse ? Est-il plus facile d’ajouter des paroles sur une mélodie ou au contraire de composer une mélodie en partant d’un texte ? Mademoiselle Hewitt, votre avis ?
Adelie se redresse et fronce les sourcils, concentrée.
- Je... je pense qu’une bonne mélodie, c'est ce qui fait une bonne chanson. On connait tous des tubes dont les paroles sont nulles, mais avec des mélodies qui restent en tête, non ?
- Je ne suis pas d’accord !
Elle grogne et le professeur Kane sourit.
- Le contraire m’aurait étonné. Allez-y, Monsieur Lowell, développez votre propos.
- Je pense qu’il est difficile, voire presque impossible, de créer des paroles cohérentes sur une mélodie qui existe déjà. Il faudrait se plier à des questions de métriques complexes et pénibles. Pour moi, les paroles sont plus importantes parce que si le but est de faire passer un message, les mots y parviennent mieux que les notes. Les chansons avec des chouettes mélodies mais de mauvaises paroles, font des tubes de l'été ; celles dont les paroles sont puissantes deviennent intemporelles.
- Comment tu expliques alors que beaucoup de gens reconnaissent une mélodie à la première mesure, mais rarement des paroles lues et non chantées ? Sans parler des millions de personnes qui chantent des chansons dans une langue qu’ils ne parlent même pas.
- Mais ce sont les paroles que les gens apprennent par cœur, pas la mélodie. Ce sont les paroles que les gens reprennent en concert, que des gens se font tatouer. Ce sont des poèmes que l’on adapte en chanson, et pas l’inverse. Désolé de te le dire, ma beauté, mais les plus grandes chansons peuvent être chantées sur n’importe quelle mélodie.
- Je ne suis pas ta beauté, espèce de crétin arrogant et suffisant.
Un raclement de gorge nous empêche de poursuivre. Le professeur Kane nous observe avec amusement, et je me rappelle soudain où nous nous trouvons. L’ensemble de la classe a les yeux braqués sur nous. Quant à Adelie, ses joues sont rougies par la gêne. Ses yeux qui lancent des éclairs me transpercent littéralement. Je pensais l’avoir vu en colère le jour de son entretien d’embauche, mais ce n’est rien comparé à l’air qu’elle aborde à présent.
- Voilà un débat fort intéressant et très passionné. La réponse exacte à cette question, jeunes gens, est qu’il n’y a pas de réponse exacte. Que ce soit la musique qui vous touche ou les paroles, cela déprendra de votre sensibilité, en témoignent les avis très divergents de vos camarades. En réalité, les paroles et la musique doivent être complémentaires ; chacun des deux médiums se met au service de l’autre pour faire passer le plus efficacement possible votre message. Le plus dur dans la composition musicale, c'est finalement de parvenir à cet équilibre subtil entre texte et musique. J’aimerais d’ailleurs que vous réfléchissiez à ce sujet durant les vacances de fin d’année et qu’à la rentrée vous nous proposiez une composition originale. Pour cela, je vais former des binômes. Monsieur Lowell, mademoiselle Hewitt puisque vos avis sont si… dissonants, j’aimerais que vous travailliez ensemble à trouver une harmonie entre vos points de vue.
Kane nous adresse un nouveau sourire amusé, puis passe à la composition des autres binômes et répond aux questions du reste de la classe sur le travail à fournir. Adelie veut ma mort, de préférence dans de longues et atroces souffrances, mais à la colère qui danse dans ses yeux se mêle une autre expression.
Plus tard dans notre relation, quand j’aurai appris à la reconnaître aussi facilement que certains déchiffrent des notes sur une partition, je saurai que cette émotion, c'est la peur. Celle de l’inconnu, de la perte de contrôle, qui transforme ma fière et courageuse Adelie en une véritable boule de nerf. Mais aujourd'hui, alors que je tente de comprendre ce qui se joue en elle, le professeur Kane annonce la fin du cours et demande à Adelie de rester un instant, ce qui me vaut un nouveau regard vert foudroyant.
- Addie va te pulvériser, elle déteste se faire remarquer, m’annonce Samuel quand je les rejoins dans le couloir.
On peut toujours compter sur vos meilleurs amis pour vous remonter le moral.
- On va se chercher un café avant le prochain cours, demande Adrian qui en est à son sixième de la journée.
- Je vous rejoins. Il faut que je lui parle.
Samuel m’observe un instant, des avertissements pleins les yeux. Il ouvre la bouche puis se ravise à la dernière minute et suit Adrian dans le couloir juste quand Adelie et Kane sortent de la salle, en pleine conversation.
- Monsieur Lowell, je peux faire quelque chose pour vous ?
- J’attendais Adelie.
- Bien sûr, bien sûr ! Bonne journée, jeunes gens.
Et sur un ultime sourire, il prend le chemin de la salle des profs de sa démarche claudicante.
- Qu’est-ce que tu veux ? Tu ne m’as pas déjà assez humiliée comme ça, aujourd’hui ?
- Écoute, ma beauté, je…
- JE. NE. SUIS. PAS. TA. BEAUTÉ ! Rugit-elle. J’ai travaillé toute ma vie pour intégrer cette école et ce cours. Et je refuse de laisser un petit connard dans ton genre transformer tout ça en jeu.
- Je n’aurais jamais dû t’appeler comme ça, tu as raison. C’était condescendant et pas du tout professionnel. Et crois-moi, ça n’a rien d’un jeu pour moi non plus. Je te promets que ça n’arrivera plus, pas en cours du moins. Est-ce que tu veux bien me pardonner pour qu’on puisse préparer ce devoir correctement ?
Elle me fixe un instant sans bouger. Puis un soupir secoue son corps et toute sa colère la déserte brusquement.
- Très bien ! Mais refais-moi un coup pareil et je ferais en sorte qu’on ne retrouve jamais ton corps.
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Jodie P.M
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