Fyctia
3
New York, quelque part dans l’Upper West Side, 7 décembre
- Bennett !
Mon prénom claque dans l’air dans un mélange d’agacement et d’impatience et me ramène au présent, à ce coin de trottoir. À elle qui me fixe, attend. Je la connais par cœur et dans ses yeux je lis qu’elle hésite entre patienter jusqu’à ce que je parle et me rentrer dedans. Puis brusquement, tout son corps se relâche et j’ai l’impression de la voir physiquement abandonner. Mais abandonner quoi ?
- Qu’est-ce que tu fais là, Bennett ?
- J’essaye d’entrer en contact avec toi. Tu es sacrément difficile à joindre Hewitt.
Son nom de famille réveille une petite flamme de colère dans le vert de ses prunelles.
- Épargne-moi tes petits jeux, la journée a été longue. Pourquoi est-ce que tu es là ?
Je pourrais la taquiner encore, la rendre folle. Il y a quelques mois je l’aurais sûrement fait. À l’époque, faire sortir de ses gonds Adelie était l’un de mes passe-temps favoris. Mais les choses ont changé. Et je sais que ce soir, ma marge de manœuvre est plus que mince.
- Je suis venu te proposer un nouveau marché.
Tout son visage se crispe de douleur et je sais qu’elle aussi se souvient. Et voilà que sur ses traits se dessine une expression que je connais bien : celle de la colère folle, incontrôlable et déraisonnable que moi seul sait réveiller chez elle. J’ai du mal à retenir mon sourire. Elle est tellement belle comme ça, les joues rouges et les yeux brillants de rage.
Elle et moi on cherche la bagarre depuis notre toute première rencontre. À cette époque, je ne savais encore rien d’elle. Je ne connaissais rien de son cynisme à toute épreuve, de sa passion pour les bains interminables et de son amour des livres achetés chez The Strand. J’ignorais que j’allais tomber amoureux d’elle, de ses sourires si rares au début et de ses rires, encore plus. Je n’avais pas encore découvert qu’elle boit beaucoup trop de thé, qu’elle griffe pendant l’amour, qu’elle se méfie des hommes en général, et qu’elle sent comme un jardin après la pluie. Je ne savais rien des chansons qu’elle allait m’inspirer. Je ne savais pas que j’allais l’aimer à ce point. Mais je savais déjà qu’entre nous, ça serait comme ça : électrique, fort, pas toujours facile, mais beau et jamais ennuyeux.
Nous nous affrontons un instant du regard et je suis bouleversé par le chagrin que je devine derrière la hargne dans ses yeux. J’espère qu’elle voit l’amour et le manque dans les miens. Soudain elle s’avance vers moi, la main levée, mais ce n’est pas la première fois que nous jouons cette scène. Je la saisis par le poignet juste avant qu’elle n’ait le temps de me gifler.
- Je l’ai su à l’instant où je t’ai rencontré. Tu n’es qu’un sale petit connard arrogant ! Un nouveau marché ?! Mais pour qui est-ce que tu te prends !?
Nous sommes si prêts à présent que je peux sentir la chaleur de son corps contre le mien même à travers nos nombreuses couches de vêtements. Son souffle court de colère vient effleurer mon menton. Je suis hypnotisé par sa bouche. Et malgré la dureté de ses mots, je meurs d’envie de l’embrasser, de lui rappeler combien je l’aime. De lui rappeler à elle aussi, qu’elle était amoureuse de moi il n’y a pas si longtemps. Je meurs d’envie de goûter à nouveau ses lèvres, de l’entendre gémir contre les miennes quand nos langues se rencontrent. L’air semble crépiter entre nous. Nous sommes près, tellement près, plus que nous ne l’avons été depuis des mois et pourtant encore trop loin à mon goût.
- Le dernier ne t’a pas si mal réussi, pas vrai Delilah ?
Elle tressaille comme si c’était moi qui l’avais giflée et se défait de mon emprise avant de me repousser loin d’elle de toutes ses forces.
- Je ne veux pas te voir Bennett ! Je ne veux pas te parler ! Je ne veux plus jamais avoir à faire avec toi. Tu penses vraiment que je suis stupide au point d’accepter un autre de tes plans tordus ? Va te faire foutre !
Elle se détourne pour cacher des larmes que j’aperçois quand même. Elle va partir je le sais. Mais à la dernière seconde elle se retourne et crache.
- Et je t’interdis de m’appeler Delilah. Il n’y a plus de Delilah ! C’est fini Delilah !
Ses pas résonnent sur le trottoir glacé quand elle s’en va. Je la regarde partir. Bientôt elle disparaît à l’angle de la rue et un instant j’ai peur que ce soit bel et bien fini.
Mais elle est en colère. Et si elle est en colère, tout n’est pas perdu. Parce que j’éveille encore des sentiments en elle. Est-ce que j’aurais préféré que ce soit de l’amour, de la joie, de la tendresse ? Bien sûr. Je ne prends aucun plaisir à la bouleverser comme ça. Mais pour l’instant je me contenterais de la moindre émotion même s’il s’agit de rage, de dégoût ou de chagrin. Je peux supporter qu’elle m’en veuille, je peux supporter qu’elle me déteste, tout plutôt que l’indifférence. Tout plutôt que ces sourires lisses et neutres, sa politesse distante qu’elle me servait au tout début quand nous n’étions rien l’un pour l’autre, pas même amis. Tout plutôt qu’une tolérance relative de ma présence parce que nous partageons un groupe d’amis, parce que ma sœur sort avec son frère, tout plutôt que la distance. Passer du temps avec elle sans pouvoir la toucher, la câliner, la taquiner serait la pire forme de torture.
Alors, même si ça me tord le bide de savoir que je l’ai blessée, je suis tout de même soulagé. Il me reste un espoir, il faut juste que je trouve une nouvelle étape à mon plan. Je fais défiler la liste de mes contacts à la recherche d’un peu d’aide. Mais tous les gens que je voudrais appeler pour avoir des conseils sont de parti pris dans cette histoire. Mon doigt s’arrête un instant sur un prénom, la voix que j’ai le plus envie d’entendre même si cette même voix m’a hurlé dessus il y a quelques minutes à peine.
Et maintenant quoi ?
Je pourrais rentrer à la coloc ? Réfléchir à un autre plan ? Tenter ma chance à nouveau à un autre moment ?
Comme en réponse à mes questions les premières notes de Hey there Delilah résonnent soudain dans la rue presque déserte. Sur l’écran de mon portable le visage grimaçant d’une jolie blonde de ma connaissance me fixe, témoin d’une histoire abîmée mais pas forcément finie. Cette fois-ci je ne tente même pas de ravaler le sourire qui étire mes joues.
- Allo ?
- Je suis devant la fontaine. Si tu n’es pas là dans dix minutes, je m’en vais.
Elle raccroche avant que je n’aie le temps de répondre quoi que ce soit. Elle n’a pas précisé de quelle fontaine elle parle, elle n’a pas besoin de le faire. Pendant que mes pas prennent la direction du Lincoln Center, l’espoir fait battre mon cœur plus vite dans ma poitrine. Ce n’est pas la première fois qu’Adelie me fuit pour mieux me laisser la rattraper.
À dire vrai, nous avons passé tout le début de notre relation à jouer à ce petit jeu.
64 commentaires
Jodie P.M
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Il y a un an
AnnaShaw
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Il y a un an
Rose Lb
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AnnaShaw
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MONTENOT Florence
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Laureline Maumelat
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Delphine Clever
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Poppy Sloan
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AnnaShaw
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labookineriedelorenzo
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