Fyctia
Chapitre 57 (3/4)
Nous sommes tous silencieux. Sidérés. Madame Singh se penche pour sortir une boite de mouchoirs de son sac. Elle a vraiment tout prévu.
— À qui le tour ? demande-t-elle, la voix chevrotante, sa boite de mouchoirs tenue à bout de bras.
Une fille en surpoids se lève pour prendre la boite et se rassoit à sa place. Puis elle se tourne pour me regarder.
— Je suis boulimique. Ça fait des années, maintenant. Et je ne sais plus quoi faire pour m’en sortir.
Elle brandit la boite de mouchoirs à son tour et un garçon, Timothée, la cueillit. Son regard noisette accroche le mien.
— Je suis roux, comme vous pouvez tous le constater. Et j’en ai vraiment marre qu’on me charrie là-dessus. Depuis que je suis gamin, on me donne des surnoms de merde et on me demande si ma queue sent la marrée. Je suis fatigué.
Aucune moquerie, aucun éclat de rire. Une main se lève. La boite passe de table en table.
— Je ne me sens pas capable de partager mes secrets avec vous, mais je tiens à vous dire que je vous trouve tous très courageux.
Un nouveau mouchoir glisse entre les doigts d’une fille. Clarisse, de mes souvenirs.
— Je suis accro aux réseaux sociaux parce qu’ils me font me sentir belle alors que je me déteste. J’utilise une tonne de filtres pour cacher mes boutons d’acné.
La professeure suit la boite, les yeux brillants.
— J’ai fait plusieurs tentatives de suicide, je me scarifie depuis que j’ai douze ans et je vais chez le psy depuis plusieurs années.
Une main discrète et tremblante se lève. Cléo.
— Vous… me connaissez tous et toutes sous le prénom… de Romane, balbutie Cléo. Quand… Alix et Swann ont fait leur… réinterprétation de Boy next door avant les vacances, j’ai découvert Eryn. Je… me posais déjà des questions sur moi avant et… si vous le voulez bien, j’aimerais… j’aimerais que vous m’appeliez Cléo. C’est un prénom non genré. Parce que… je ne me considère ni femme ni homme. Mais non-binaire.
— Quel pronom veux-tu qu’on utilise pour parler de toi ? lui demande David, un garçon assis au fond de la classe.
— Euh… euh… elle ou iel ?
— D’accord. Ravi de te rencontrer, Cléo !
Cléo éclate en sanglots, laissant sortir toute la frustration qu’iel avait accumulé. J’ai le cœur gros. Je n’en reviens pas. Est-ce que je suis en train de rêver ? Je me pince, juste pour vérifier. Parce que j’ai l’impression d’être dans une dimension parallèle. D’autres élèves questionnent Cléo sur ce que ça veut dire d’être non-binaire. Malgré ses difficultés à s’exprimer, on sent qu’iel se sent mieux maintenant qu’iel a libéré ce poids qui lui comprimait la poitrine. Et je comprends, tellement. Swann lève la main à son tour et la boite de mouchoirs se fraie un chemin jusqu’à notre table.
— Ok, déjà j’aimerais dire… Wouah. Merci. Je vois bien que certains d’entre vous prennent l’exercice moins au sérieux que d’autres. Je ne peux pas m’en empêcher, mes yeux et mes oreilles trainent partout, ricane-t-il. Je vais vous partager un secret, moi aussi. Je n’ai jamais vraiment eu d’amis parce que je n’ai jamais laissé qui que ce soit entrer. Les gens me font peur, leurs réactions me font peur. Je suis avenant pourtant. Je vous dis bonjour, je peux même discuter avec vous. Mais je ne vous laisse pas entrer, parce que ça me ferait trop mal si vous deviez ne pas être les personnes que vous prétendez être. Bref, je n’ai eu qu’un seul vrai ami. Je parle au passé parce qu’aujourd’hui, ce garçon est devenu plus qu’un simple ami, ajoute-t-il en me regardant. J’avais treize ans quand j’ai connu Eryn. J’ai tout de suite été très admiratif du courage dont il faisait preuve, et j’ai voulu être son ami. Nous avons beaucoup parlé par internet, d’abord sur Wattpad, puis sur Instagram. J’ai commencé à lui confier mes problèmes, mes secrets. C’était mon seul et unique confident, parce que j’étais sûr de ne jamais le rencontrer. Il ne pouvait pas me décevoir, puisque je n’attendais rien de lui. Au mois de janvier, Alix est arrivé au lycée. Et pour la première fois, je me suis senti attiré par quelqu’un. Nous avons commencé à nous voir, à nouer des liens tous les deux. D’ailleurs, merci madame, votre projet m’a beaucoup aidé, rit-il. Et puis, cette histoire de vidéo est venue tout gâcher. Mon amitié avec Eryn a volé en éclats, et ma relation avec Alix aussi. Je me suis senti trahi, parce qu’Alix avait gardé le secret sur sa double identité et que je l’ai appris de la pire des manières. J’avais enfin réussi à donner ma confiance à une personne bien réelle. Par là, j’entends en chair et en os… je sais bien que sur internet, les gens sont réels. Je me suis braqué, je n’ai pas voulu écouter ce qu’Alix avait à dire. En somme, j’ai été un gros con.
La professeure grimace mais le laisse continuer.
— Mais il a fini par me faire entendre raison, comme vous vous en doutez. Parce que malgré ce qu’il veut bien faire croire, il est la personne la plus courageuse que j’ai jamais rencontrée. Voilà, je crois que j’ai fini. Désolé, c’était un peu long…
J’ai fini par craquer. J’attrape un mouchoir dans la boite posée devant Swann. Le silence s’installe.
— Quelqu’un d’autre ? demande madame Singh.
— Euh… oui…
— On t’écoute, Alix.
Allez, tu peux le faire. Si Cléo a été assez courageuse pour se jeter à l’eau, toi aussi tu peux.
— J’ai créé Eryn… parce que c’était rassurant. Je… je n’ai jamais été très doué pour communiquer avec les autres. Enfin, ça allait avant que je fasse mon coming-out… mais après ça, j’ai perdu le peu de confiance que j’avais en moi. Mon… mon père ne m’a pas accepté. Il a préféré partir plutôt qu’essayer de comprendre… mes amis de l’époque aussi. Alors Eryn est devenu mon jardin secret, mon échappatoire. Wattpad, ma deuxième maison. Je m’y sentais bien, à l’abri. J’écrivais mes histoires pour exorciser mes démons. Puis, alors que je n’avais rien cherché, j’ai commencé à avoir de plus en plus de lecteurs. Ma communauté a grandi jusqu’à devenir ce qu’elle est aujourd’hui… Je me sentais compris, accepté, important. U… utile. Mes abonnés avaient besoin de moi. Mais j’avais encore plus besoin d’eux. Le départ de mon père, combiné au harcèlement scolaire, ont bien failli me tuer. J’ai fait de nombreuses tentatives, moi aussi, soufflé-je en harponnant le regard du garçon de tout à l’heure. Et je suis suivi depuis plusieurs années. J’ai fait des séjours en hôpital. Mais je vais mieux, pour l’instant. Je ne vais pas bien, mais je fais de mon mieux pour m’en sortir. Et Swann est l’une des raisons pour lesquelles je vais mieux. Il est un peu mon phare dans la nuit…
2 commentaires
Laurie Lecler
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Il y a 2 ans
Mauranne BP
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Il y a 2 ans