Fyctia
Chapitre 57 (2/4)
Tout le monde me regarde. Ou du moins, c’est la sensation que j’ai. J’essaie de rejoindre notre table d’un pas assuré mais mon dos se voûte. J’ai cru, dans le confort de mon canapé, derrière mon écran, que j’avais réussi à trouver le courage nécessaire d’affronter le monde. Mais c’était une illusion. Je ne suis pas plus courageux qu’hier. Et je ne le serai pas davantage demain. Mais je décide quand même de garder espoir. De croire en moi. Je dois croire en moi.
Swann se penche pour attraper son cahier de littérature. Je me baisse au même moment et nos crânes s’entrechoquent. Je lui souris. D’un sourire sincère, empli de joie. Il me dévisage un instant avant de poser son cahier devant lui.
— Tu as un stylo ?
— Pour toi, toujours, murmuré-je en lui tendant mon stylo préféré.
Il l’attrape délicatement et en profite pour effleurer mes doigts. Je réprime un rire gêné. Il est si beau, avec ses cheveux coiffés à la perfection, découvrant sa nuque fraichement rasée. J’ai envie de l’embrasser, même si ce n’est ni le lieu ni l’endroit. J’en meurs d’envie.
— Bon. Je voulais vous remercier une fois de plus d’avoir joué le jeu avant les vacances. Pour ne rien vous cacher, je pensais que la moitié d’entre vous s’en foutrait, et je tiens à m’excuser de vous avoir mal jugés. Je n’ai pas l’habitude d’avoir une classe aussi… impliquée. Par contre, en tant que professeure principale, j’aimerais revenir sur un petit incident qui s’est produit après. On va mettre de côté la littérature aujourd’hui. Je préfère parler de problèmes de société.
Les yeux bleus de mon voisin de table accrochent le vert des miens.
— Vous savez ce que je pense des réseaux sociaux, donc je vous épargne un nouveau laïus… soupire madame Singh en déambulant entre les tables.
Eric, le garçon qui a posté la vidéo de Swann et moi sur Instagram, se ratatine sur sa chaise.
— Et je sais aussi, après en avoir discuté avec votre camarade, ses parents et le proviseur, qu’il n’a jamais cherché à faire du tort à son autre camarade.
— Madame, pas besoin de tourner autour du pot comme ça, on sait de qui vous parlez, intervient une fille.
La professeure la fusille du regard.
— Je disais donc que, malgré tout, je ne cautionne pas ce qui a été fait. Vous n’êtes pas sans savoir qu’avant de publier une photo ou une vidéo de quelqu’un, vous devez d’abord demander l’autorisation. Et il me semble, Eric, que tu ne l’as pas fait. Je sais bien que tu n’as pas pensé à mal et que, bien au contraire, tu étais excité à l’idée de partager avec tes amis un moment qui t’a marqué. Je me doute que tes parents t’ont déjà remonté les bretelles et que tu n’as peut-être pas envie que je ressasse cet incident devant le reste de la classe. Mais je pense, au contraire, qu’il faut qu’on en parle tous ensemble. Vous êtes presque des adultes maintenant. Vous devez prendre conscience que ce que vous dites ou faites peut avoir un impact psychologique terrible sur les autres.
Elle prend appui sur mon bureau.
— Vos choix vous définissent. Chacun d’eux. Vous devez réfléchir avant d’agir. Ne soyez pas impatients, avancez lentement mais sûrement. Tournez votre langue sept fois dans votre bouche avant de parler, ajoute-t-elle en regardant la fille de tout à l’heure, qui baisse la tête. Ce que vous dites ne s’efface jamais vraiment. Et encore moins sur internet. La publication d’Eric sur son Instagram a provoqué une vraie catastrophe. Je suis sûre que la plupart d’entre vous a pu lire les horreurs qui y ont été écrites. Et pourtant, Eric était bienveillant. Il a juste agi dans l’empressement, dans l’instant, sans penser aux conséquences de ses actes. Et en même temps, qui peut le blâmer ? Il ne pouvait pas deviner que cette vidéo serait vue par des personnes mal intentionnées. Il n’avait aucune idée que ça pourrait avoir des conséquences sur son camarade. Chacun d’entre vous possède son propre jardin secret, et vous êtes dans votre bon droit. Malgré l’omniprésence des réseaux sociaux dans votre quotidien et ce désir malsain de tout vouloir dire et savoir les uns sur les autres, je veux que vous compreniez que personne ne peut vous obliger à révéler des choses sur vous que vous voulez garder privées. Et encore moins le faire à votre place. C’est inacceptable.
Swann pose sa main sur ma cuisse. Je serre ses doigts dans les miens pour me donner la force de retenir les sanglots qui se bousculent dans ma gorge. Je suis heureux que la professeure en parle mais j’aurais préféré de pas être au centre de l’attention. Madame Singh se remet à marcher jusqu’à son bureau, sur lequel elle s’assoit, les jambes dans le vide.
— Après ces quelques mois passés en votre compagnie, j’ose penser que vous avez la maturité pour ce que je m’apprête à vous proposer.
Des murmures parcourent l’assemblée, qui était très silencieuse jusque-là. Je suis vraiment surpris du respect que les élèves portent aux professeurs dans ce lycée. Et aux autres élèves, d’ailleurs.
— Alix, si tu me le permets, j’aimerais que ceux qui le veulent te confient quelque chose sur eux. En soutien à ce qu’il t’est arrivé et pour te féliciter du courage dont tu as fait preuve. J’ai cru comprendre que tu reviens de loin.
Quoi ? Je plante mes ongles courts dans le dos de la main de Swann et serre les dents. Je ne peux pas craquer devant eux. Je ne les connais pas.
— Ça va aller ? chuchote mon voisin de table.
J’acquiesce vivement, paniqué. La professeure interprète mon hochement de tête comme un « oui » à sa question.
— Bon, alors je vais commencer. Quand j’étais au collègue, j’étais en surpoids. Rien de bien méchant d’après mes parents. Mais les autres élèves se moquaient de moi. Ils m’insultaient, me bousculaient. Je me souviens encore de certaines de leurs insultes, quarante ans après. Grosse vache, mammouth, thon, laideron. Parce qu’en plus d’être grosse, j’avais la malchance d’être moche. Ce que vous dites ne s’efface jamais. Pas dans l’esprit de la personne que vous blessez. Les cicatrices ne sont pas juste physiques, elles sont psychiques aussi. Ce harcèlement a pris fin quelques années plus tard, quand j’ai été internée pour anorexie. Je me suis battue, et je me bats encore chaque jour pour tenir la barre, garder la tête hors de l’eau.
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