Fyctia
Chapitre 54
Le père de Swann est venu toquer à la porte en début de soirée. Mon charmant voisin est donc rentré chez lui, agrandissant un peu plus le vide dans ma poitrine que le départ de mon père et de sa nouvelle famille avait créé plus tôt dans la journée. Heureusement, il me reste Élie.
On s’installe devant la télé, dans le canapé, nos pots de glace hors de prix sur les genoux. Elle refuse catégoriquement le Roi Lion II, alors je me rabats sur Mulan. Élie voue un vrai culte à Mulan, cette femme forte qui se fait passer pour un homme pour protéger son père appelé au combat. Je dois bien avouer que je l’idolâtre, moi aussi. Il faut du courage pour prendre une telle décision. Et encore davantage pour affronter les regards de dégoût de tous ces hommes quand ils découvrent le pot aux roses.
Élie fait défiler les profils Tinder avec une rapidité qui me sidère, tout en zieutant la télé. Je n’ai jamais compris l’attrait des gens pour les applications de rencontre, mais ne juge pas pour autant. Ce n’est juste pas fait pour moi.
Elle finit par abandonner l’idée de trouver son prince charmant ce soir, et ouvre Instagram. Je ne peux m’empêcher de regarder, nerveux. Ça fait plusieurs jours que je ne me suis pas connecté.
Après l’épisode catastrophique de la vidéo, ça me fait un bien fou de m’éloigner de tout ça. Mais je ne peux m’empêcher d’appréhender ce qui m’attend, à mon retour de vacances. Est-ce que les gens auront oublié ? Ou vont-ils tous me tomber dessus et me bombarder de questions malsaines ? Vont-ils me demander si Eryn et moi sommes la même personne ? Dans l’éventualité où ça arriverait, il vaudrait mieux pour moi que je m’y prépare. Histoire de ne pas griller ma couverture bêtement en bégayant, comme je l’ai fait au restaurant devant Cléo et ses amis.
— À quoi tu penses ?
La voix d’Élie me ramène sur Terre.
— Euh… à la rentrée. Et à Eryn. Et à moi… et à la vidéo…
— Ok, soupire-t-elle avant de plier ses jambes contre son ventre et de se tourner vers moi. Qu’est-ce qui te tracasse, mon chou ?
— Ne m’appelle pas mon chou, grimacé-je.
— Ok, morveux. Accouche.
Je me mords l’intérieur de la joue.
— J’ai besoin que tu m’aides à mentir.
— Quoi ?
— L’autre jour, j’ai croisé une fi… une personne de mon école, Cléo. Iel était avec des amis et j’ai presque avoué être Eryn. Vu la tête qu’ils ont fait, ils ne m’ont sûrement pas cru quand j’ai nié juste après. J’ai besoin que tu m’aides à démentir si jamais on vient à me poser la question, au lycée.
— Tu es sûr de vouloir continuer à mentir ? Regarde ce qu’il s’est passé avec notre charmant voisin. Je comprends que tu aies peur de ce que les autres pourraient penser de toi, avec ce qu’il s’est passé à Sainte Lucie, mais je pense vraiment que tu devrais assumer qui tu es, entièrement. De ce qu’en dit Swann, ce nouveau lycée a l’air bien plus tolérant.
— C’est facile à dire pour toi… Je n’ai pas ton assurance, ni ton je m’en foutisme. Les autres me terrifient, El.
— Parce que tu crois que moi non ? ricane-t-elle. Tu me connais. Tu sais bien que je parais forte, mais au fond de moi je suis presque aussi terrifiée que toi à l’idée qu’on ne m’aime pas.
Je glisse mes doigts dans les siens.
— Même si ce n’est pas grand chose, moi je t’aime, lui souris-je.
— Ne dis pas ça comme si ça n’avait aucune valeur, me gronde-t-elle. Ton amour est l’un de mes plus grands trésors, tête de cul.
Elle ébouriffe mes boucles blondes de sa main libre. Je lui tire la langue.
— Tu perdrais quoi, à ce que ça se sache pour Eryn ? me demande-t-elle, sérieuse. Ces connards t’ont outé, tous ceux de ton lycée qui ont vu les commentaires savent déjà que tu es trans. Alors, qu’est-ce que tu perdrais ?
Je réfléchis. C’était vrai ça, qu’est-ce que j’y perdrais ? La réponse est simple, pourtant : mon jardin secret. Mes plus sombres secrets seraient mis à nu. Je suis d’accord pour les partager avec ma mère, Élie, Swann, mais suis-je prêt à les partager avec le reste du monde ? Même si mes pensées sont distillées à travers des récits imaginaires et des personnages qui n’existent pas, elles restent des parties de moi. Et mon compte Instagram est un vrai journal intime.
— Les autres verraient à quel point je suis brisé.
— Et alors ? Tu crois qu’ils n’ont pas leur lot de misères, eux ?
— Mais ils n’étalent pas leur vie sur Instagram comme je le fais.
Élie se met à rire.
— Sur quelle planète est-ce que tu vis ? Tout le monde raconte sa vie sur les réseaux, Alix !
Je grimace, vexé.
— Peut-être pas au point où je me livre, moi.
— Parce qu’eux n’ont pas le courage que tu as.
— Tu parles de courage. Je le fais parce que personne ne sait qui se cache vraiment derrière Eryn, El.
— Et tu ne voudrais pas que tous ceux qui t’admirent, que tous ceux que tu as aidés ces dernières années, sachent quelle personne formidable se cache derrière ce pseudo ?
Elle est diabolique. Parce que ses mots s’insinuent lentement mais sûrement dans mon esprit et me font douter.
— Et les haters, tu y penses ? Les mecs de Sainte Lucie connaissent déjà mon nouveau lycée. Et si tous ceux qui me détestent sur Insta découvrent où j’habite ? Si, parmi ces personnes, certains sont dans mon nouveau lycée ? Regarde, quelle était la probabilité pour que Griminal se trouve être Swann ? Qui nous dit que le monde n’est pas encore plus petit ?
Voilà, j’ai du mal à respirer. Élie coince mon visage dans ses paumes.
— Tu ne peux pas vivre avec cette peur constante qui te paralyse, Alix.
— Je sais, hoqueté-je.
— Il y aura toujours des personnes mal intentionnées qui s’amuseront de ta différence et de tes peurs pour les retourner contre toi. Mais ça ne doit pas t’empêcher de vivre. Sinon, à quoi bon ?
— Ma mère serait au courant, ajouté-je.
— Oui, et ?
— Et je ne veux pas la décevoir.
— C’est donc ça, le vrai problème… Quand est-ce que tu comprendras que ta mère t’aime peu importe ce que tu fais, dis, ou décides de faire de ta vie ?
— Elle a beau avoir beaucoup de qualités, elle n’en reste pas moins très terre à terre en ce qui concerne la vie active…
— Ça fait des jours qu’elle a ton portable en otage, Alix. Tu crois qu’elle n’a pas fouillé dedans ?
Cette hypothèse me déstabilise. Ma mère ne ferait jamais ça, pas vrai ?
— Elle m’a dit qu’elle n’avait rien regardé d’autre que mon Instagram, soufflé-je.
— D’accord, mais sur ton Instagram, tu postes pour ton Wattpad. Je dis ça comme ça, hein.
Merde.
— Merde, El. Qu’est-ce que… qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Comment ça, on ? Moi, je n’ai rien à cacher… C’est à toi de te jeter à l’eau. Mon chou, ajoute-t-elle les yeux brillants de malice.
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Elisha Lowann / Myrtille Lalau
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Il y a 2 ans