Fyctia
Chapitre 47 (1/2)
Élie arrête net de sangloter.
— Quand j’avais dix ans, marmonne Swann en baissant les yeux sur Patrick, ma mère a eu un accident de voiture. J’étais malade et l’école a appelé mes parents pour qu’ils viennent me chercher… mon père a toujours eu des problèmes avec l’alcool et… il avait trop bu donc c’est ma mère qui est venue me chercher. Une voiture a grillé un feu rouge, ma mère n’a pas eu le temps de réagir. Elle est morte sur le coup… j’ai vu ma mère mourir sous mes yeux… Je crois que mon père me tient pour responsable. Je… il me déteste.
Sa voix se brise. Une angoisse sourde me paralyse.
— Je suis sûre qu’il ne te déteste pas, le rassure Élie. Je pense plutôt que ton père se déteste, lui. Il doit se dire que c’est sa faute à lui, si ta mère est morte. La culpabilité doit le ronger. Ça ne justifie absolument pas son comportement, qu’il faut signaler, par contre. À aucun moment, ton père ne doit s’octroyer le droit de te frapper, Swann. C’est très grave.
— Je… je sais… mais… j’ai toujours espoir qu’il change, tu vois ? Je me dis que si je continue à faire tout ce qu’il me dit sans rechigner, il finira par m’aimer à nouveau…
Je suis écrasé par le poids de sa douleur.
— Ça ne fonctionne pas comme ça malheureusement, répond ma meilleure amie. Sans aide extérieure, ni toi ni lui ne pourrez vous en sortir. C’est vrai que je l’ai trouvé plutôt virulent hier soir mais je ne pensais que c’était à ce point-là…
— Il n’est pas méchant, le défend Swann en sanglotant. Il a juste… besoin d’aide ?
— Tu as besoin d’aide, réussis-je à articuler.
— Mais… si je le signale, je vais finir en famille d’accueil, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, soupire Élie. Je ne m’y connais pas assez sur le sujet.
— Moi non plus…
— Je ne veux pas qu’on me sépare de lui, balbutie-t-il. Il est tout ce qu’il me reste.
Mon cœur saigne. C’est tellement déchirant de le voir dans cet état. Je n’ai pas la force mentale pour gérer ce genre de situations. Je me demande où Swann a puisé la force de me réconforter lorsqu’il m’avait vu dans des situations difficiles. Je m’en sens incapable.
Ma mère saurait quoi faire, elle. Si seulement je pouvais lui en parler. J’enroule mes doigts autour des siens, ne sachant pas quoi faire d’autre, et mal à l’aise à l’idée d’étaler mes sentiments pour lui devant ma meilleure amie. J’aurais voulu le serrer dans mes bras, embrasser chaque parcelle de son visage, essuyer ses larmes à l’aide de mes pouces, comme il l’a déjà fait pour moi. Le bleu tumultueux de ses yeux accroche le vert des miens. Je veux l’embrasser pour lui faire oublier la douleur de ses aveux. L’embrasser, pour qu’il oublie jusqu’à son prénom. Je l’aime tellement que j’en ai mal aux tripes.
Ma meilleure amie semble se rendre compte que sa présence est de trop, parce qu’elle lâche :
— Je vais me chercher de la glace. J’ai besoin de noyer mon chagrin. Je vous en ramène ?
J’acquiesce vivement. J’ai besoin de chocolat, moi aussi. Elle claque la porte derrière elle et je me jette dans les bras de mon charmant voisin. Patrick se retrouve écrasé entre nous deux.
— Je t’aime, murmuré-je dans le creux de son cou. Je t’aime tellement…
Les doigts de Swann se referment sur la peau nue de mon dos. Il me plaque davantage contre lui, jusqu’à m’en couper la respiration. Mes lèvres effleurent la peau de son cou. Puis je me détache légèrement pour embrasser chaque parcelle de son visage. Son front, son nez, ses joues, son menton. Même si j’ai conscience que c’est impossible, je rêve que mes baisers suffisent à aspirer sa douleur. Je veux être en capacité de la prendre pour moi, complètement. Je ne veux pas qu’il souffre.
— Je t’aime, articule-t-il.
Il suit des yeux le moindre de mes faits et gestes, jusqu’à loucher pour ne pas perdre mon regard. Je veux embrasser ses lèvres mais ça serait déplacé, compte tenu de la situation. Je plaque mon front contre le sien, mes mains agrippées à son sweat noir que j’aime tant.
— Je suis là.
— Moi aussi je suis là, Alix…
Ses lèvres sucrées se plaquent contre les miennes. Ses baisers sont insistants. J’accueille sa douleur et lui partage la mienne. Le sel de nos larmes se mêle à nos salives. Je m’abandonne entièrement à lui, je lui donne tout, jusqu’à l’angoisse qui écrase ma poitrine. Ses ongles vernis de noir se plantent dans la peau de mon dos, m’arrachant un gémissement de surprise. Nos bouches se séparent pour mieux se retrouver, encore et encore. Je prie pour qu’Élie n’ouvre pas la porte, là maintenant. Je suis si vulnérable. C’est notre moment à nous. Je ne veux pas le partager avec qui que ce soit d’autre que lui.
— Attention, j’arrive !
Je me détache violemment de Swann, hors d’haleine. Il passe une main nerveuse dans ses cheveux emmêlés et triture Patrick pour lui redonner une forme à peu près correcte. Élie envoie valser la porte dans le mur, les bras chargés.
— À table, putain !
Elle jette les pots de glace sur le lit avant d’attraper mon ordinateur sur le parquet.
— C’est moi qui choisis le programme. C’est non négociable.
— Tu vas nous forcer à regarder Sex Education ?
— Mmh, non, glousse-t-elle. J’ai pire.
— Tu me fais peur.
— Nos cœurs meurtris, bébé !
Je me dégonfle comme un ballon, soulagé. Swann nous interroge du regard.
— Tu ne l’as jamais vu ? lui demandé-je.
Il secoue la tête.
— Tu vas adorer ! s’écrie El. C’est romantique et triste. Ça passe tout seul avec une bonne Ben & Jerry’s !
Elle bazarde ses vêtements par terre et je prends sur moi pour ne pas lui hurler dessus. Je me résigne et l’aide à tout mettre sur le parquet, puis on se glisse tous les trois sous les draps, chacun un pot de glace dans les mains. Ma mère va nous tuer. Parce que je sais qu’il y a de très grandes chances pour que les pots soient vides à la fin du film. Ou même avant la moitié, me concernant. J’adore noyer mon chagrin dans une bonne glace au chocolat. Et Élie est une sacrée concurrente.
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