Fyctia
Chapitre 35 (2/2)
Cette dernière ne tarde pas à rentrer, et elle est remontée à bloc. Elle balance son sac à mains sur le carrelage et jète ses clés sur le meuble de l’entrée. Puis elle claque la porte de toutes ses forces. Mon père me jète un coup d’œil nerveux. Je secoue la tête, l’air de dire : « On va en prendre plein la figure alors qu’on n’a rien fait ». Ma mère entre dans le salon et laisse échapper un très très long soupir. Puis elle se laisse tomber entre nous deux sur le canapé.
— Pourquoi est-ce que personne ne prend jamais les choses au sérieux ? soupire-t-elle avant de passer sa main sur son visage fatigué. Je viens de passer une heure avec ton proviseur et il m’a dit qu’il allait téléphoner aux parents de ce garçon pour qu’il enlève son post Instatruc, mais qu’à part ça, il ne pouvait rien faire.
J’inspire profondément avant de prendre la parole.
— Et tu aurais voulu qu’il fasse quoi de plus ?
Ma mère tourne son visage démoniaque vers moi.
— J’en sais rien ! crie-t-elle en levant les bras au ciel. Plus ! C’est lui le proviseur, pas moi ! Merde !
— Joce, ne crie pas, intervient mon père. Je pense qu’à notre échelle, on peut déjà signaler tous les commentaires de ces trolls…
— Et quoi ? grimace-t-elle. Le mal est fait. Quoi, maintenant ? On revend la maison et on déménage ailleurs ? J’en ai plein le cul de ces gamins écervelés !
— Langage, couiné-je.
Elle m’envoie une tape derrière la tête, plus forte que d’habitude.
— Tais-toi. Je parle comme je veux. Je suis l’adulte ici ! aboie-t-elle avant de me caresser les cheveux. Désolée, j’ai tapé un peu fort.
Je me dandine et reprends :
— Je ne veux pas déménager, maman. Tu en as déjà assez fait pour moi. Je… je vais m’en sortir.
Je me penche pour récupérer ma tasse sur la table basse. Ma mère étouffe un cri quand elle remarque le bandage qui dépasse de ma manche.
— Alix, ne me dis pas que…
Je plaque mon bras contre ma poitrine et me recroqueville dans le fond du canapé.
— N…non, balbutié-je, aux bords des larmes.
— Alix… montre-moi. Montre-moi tout de suite.
Je secoue vivement la tête. Les larmes coulent sans que je ne puisse rien contrôler.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demande mon père, perdu.
Ma mère agrippe mon bras et j’étouffe un gémissement de douleur.
— Maman, tu me fais mal…
— Montre-moi, Alix !
— Quelqu’un va me répondre ? se risque à nouveau mon père.
Je veux me mettre debout mais mon pied plâtré se prend dans le plaid. Je me retrouve bloqué entre la table basse et le canapé. Ma mère en profite pour tirer sur mon bandage, découvrant les marques fraichement ancrées dans ma peau boursoufflée. Mon père plaque sa main sur sa bouche.
— Oh, mon bébé…
La voix de ma mère se brise. Elle a les larmes aux yeux. Je déteste quand elle me regarde comme ça. De la pitié, voilà ce que c’est. Elle se laisse glisser du canapé pour me prendre dans ses bras.
— Pourquoi tu as recommencé ? Pourquoi, mon coeur ?
Elle pleure dans le creux de mon cou.
— Recommencé ? chuchote mon père, qui n’ose pas me regarder dans les yeux.
Je me sens démuni. Mis à nu. Je ne veux pas qu’ils voient ça. C’est ma douleur, pas la leur. Et je me sens tellement honteux. J’ai honte d’être aussi faible et fragile. Honte d’en être réduit à faire ce genre de choses pour me sentir moins mal.
Mais il est là, le vice. Ça ne résout rien. Ça ne calme rien. Ça créé encore plus de mal-être et de dégoût de soi-même. Mais ça ne m’a pas empêché de recommencer. Et ça ne m’empêchera pas de recommencer encore. Et encore. J’ai tellement mal. Et entendre ma mère pleurer amplifie la douleur et la culpabilité. Je lui fais du mal, à elle aussi. Malgré moi.
— Donne-moi ton portable, mon chéri, hoquette-t-elle.
Je glisse ma main dans ma poche en reniflant.
— Maintenant, donne-moi ton cutter.
J’enfonce la main dans la poche de mon sweat et lui tends mon cutter tâché de sang séché. Mon père regarde le moindre de mes faits et gestes, alarmé. Ma mère se redresse et aboie :
— Olivier, aide-moi à retirer tout objet tranchant de cette maison. Maintenant !
— Ma… maman…
— Je ne veux rien entendre, Alix. Mets-toi un dessin animé et reste tranquille, m’ordonne-t-elle en me jetant la télécommande sur les genoux.
Mon père se lève, raide, et emboite le pas à ma mère après avoir posé sa main sur mon épaule un instant. Il n’a pas la force de caractère de ma mère pour gérer ce genre de crises. En même temps, il a quatre ans d’expérience avortée à rattraper. Et il n’arrivera jamais à la cheville de ma mère, même avec toute la bonne volonté du monde.
Je me réinstalle dans le canapé, le plaid sur les jambes, ma tasse tiède entre les mains. J’avais arrêté mon choix sur le Roi Lion II au départ, parce que c’était mon remonte moral habituellement. Mais après les premières minutes de film, j’ai dû mettre sur pause parce que je n’arrivais plus à m’arrêter de pleurer.
Swann s’était insinué partout dans mon quotidien. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, sur ce coup. C’est moi qui l’a laissé entrer. Et c’est moi qui a brisé sa confiance, moi qui a abusé de sa bienveillance, moi qui l’a piétiné.
Et maintenant, je me retrouve avec un trou béant dans la poitrine. Je pensais que les chagrins d’amour, c’était surfait. Mais ça ne l’est pas. En réalité, c’est encore pire que je l’imaginais. Cette journée aurait dû être une bonne journée. Il aurait dû m’accepter et m’épauler. Au lieu de ça, je l’ai perdu. Le pire, c’est qu’il m’accepte. Il l’a dit lui-même, le fait que je sois trans n’a jamais été un problème pour lui. Il l’avait deviné. Ça m’avait soulagé de l’entendre. Même si ça implique que peut-être d’autres personnes l’avaient compris aussi… Mais il est incapable de me pardonner mes mensonges.
Je n’aurais jamais dû me rapprocher de lui, pour commencer. Et encore moins continuer quand j’ai appris qu’il était Griminal. J’aurais dû garder mes distances. L’amour est une vraie plaie. Je plante mes ongles dans mon bras. Parce que je ne peux pas m’en empêcher. Le sang se remet à couler et je me baisse pour ramasser le bandage qui gît sur le sol. J’appuie dessus du plus fort que je peux, jusqu’à ce que la douleur dans ma poitrine devienne un peu moins sourde.
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