Fyctia
9.4. Ne pas être seul
La main chaude de Suni sur la peau naturellement fraîche de Chayan. Un bref instant, ce contact dissipa les ombres qui menaçaient d'engloutir le vampire.
— Frankie peut être... intense, dit-il.
— Qui est-elle ?
— C'est com...
— « Compliqué » je sais, termina Suni avec humeur.
— Je suis désolé pour cette intrusion. Rendors-toi.
— Si tu me parlais, plutôt ?
— Je ne suis pas bavard. Je suis un glaçon, tu l'as entendue.
Une douloureuse impuissance contractait ses membres. Suni se rapprocha et entreprit de dénouer ses muscles, fit rouler les points de tension sous ses doigts. Chayan accepta d'être vulnérable, quelques instants. Il s'oublia ; sa nature maudite, Varney, Frankie, qui lui rappelait chaque jour qu'il était incapable d'affection. Il l'avait fait souffrir à son corps défendant, n'avait pu lui offrir qu'une implacable froideur et un simulacre de lien familial. Elle ne lui avait jamais pardonné.
— Est-ce une ancienne... petite amie ?
L'effroi se peignit sur le visage d'ordinaire impassible de Chayan.
— Diable, non ! Je préfère être forcé de brûler lentement sous un soleil de plomb que cette odieuse idée.
Bientôt, la somnolence les cueillit. Chayan berça Suni jusqu'à l'aube. Il respira sa nuque, s'étonna de la facilité avec laquelle cette petite bouillotte se nichait au creux de son buste, telle la pièce manquante de son puzzle intérieur. Il se gorgea de sa chaleur.
Quel pouvoir détenait cet humain pour lui infliger pareil bien-être, à la fois étranger et familier, si ancien qu'il n'en restait que des reliquats dans sa mémoire ? Il veilla sur lui, le cœur griffé d'une indéfinissable émotion.
***
Suni s'éveilla au matin, et – pour cette fois – dans le silence.
Aujourd'hui, et tous les jours suivants, il devrait renoncer à danser, ainsi qu'à ce chemin tout tracé qui attendait ses pas. Sur la couchette, il ne rencontra que du vide. Son esprit retourna comme un boomerang à la source de ses tendres tourments. Il s'embrasa au souvenir du corps solide contre lui, puis se morigéna : ce n'était pas le moment de sombrer dans cette attraction viscérale, aussi absurde qu'une rose qui s'épanouirait sur du givre.
Il se décida à s'extraire de son abri pour affronter la réalité. Giles n'allait pas tarder à reparaître. Il referma la porte discrètement derrière lui. Dans le salon, des éclats de voix. Il reconnut celles des deux frères entremêlées à l'intonation haut perchée de l'inconnue.
— Pourquoi tu es partie sans prévenir ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu n'as jamais voulu de moi !
— Arrête avec cette rengaine, je t'ai sauvée. Je ne te devais rien de plus.
— Chayan ! tempérait Kao. Tu n'es pas obligé d'être cruel.
— Je ne suis pas son putain de père.
— Tu l'es ! hurlait Frankie. Que tu le veuilles ou non, tu m'as transformée, tu devais veiller sur moi. Au lieu de ça... Tu as préféré te complaire dans ton malheur égoïste et ignorer ta foutue créature. J'aurais aimé que tu me laisses mourir.
— Ne dis pas ça. C'est pour ça que tu es partie, alors ?
— Entre autres...
— Pas de mystères, exhorta Chayan.
— J'ai eu des soucis avec Varney. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus.
— Et tu penses qu'on va se contenter de cette réponse ?
À cet instant, les pas de Suni craquèrent sur le vieux parquet de la maison, comme si le sort avait décidé de le jeter à point nommé dans la fosse aux lions. Long silence. Trois visages braqués sur lui.
— B-bonjour...
Frankie leva les yeux au ciel à cette apparition plus que maladroite.
— Un oisillon dans un repaire de vampires, on aura tout vu. Sache, petite proie, que Chayan n'aime personne. À part lui-même et ses souvenirs. On ne rivalise pas avec les morts.
Elle lui destina ces mots énigmatiques comme on tire une flèche en plein cœur, puis s'esquiva et grimpa les escaliers d'un pas colérique. On entendit une porte claquer à l'étage. Embarrassé par ce portrait peu flatteur, Chayan avait détourné le visage.
— Sale gamine, pesta-t-il tout bas.
Kao fronça sévèrement les sourcils, en désaccord manifeste avec cette dernière remarque.
— Elle a souffert. Tu pourrais être plus conciliant.
— On a tous souffert.
Sur cette sentence, Chayan fuit à son tour. Suni accusa le coup de cette dérobade, surtout après une nuit pourtant si intime entre eux. Les insinuations de Frankie n'encourageaient pas à l'optimisme. La veille, il avait contenu l'avalanche de questions qui menaçait de déferler. Au moins, avait-il compris que Chayan et Frankie ne partageaient aucun intérêt amoureux. Ce qui, il fallait l'admettre, était un soulagement. Mais que cachait son vampire sur son passé avec tant d'obstination ? Il devait savoir.
Il se trouvait désormais en tête-à-tête avec le premier maillon de la chaîne de tous ses malheurs. Kao rompit de lui-même ce silence gênant :
— Tu viens de rencontrer Frankie.
Il s'assit sur le canapé, à bonne distance du prédateur. Des semaines plus tôt, il s'était retrouvé ici-même, sur cette banquette rouge. Il se demandait si les évènements étaient le simple fruit du hasard, de ses mauvaises décisions ou bien si son destin avait été scellé quelque part. Dans les entrailles des enfers, par exemple.
— Frankie n'a pas toujours été Frankie... Dans sa vie humaine, elle a été laissée pour morte par son géniteur, qui n'a pas vraiment goûté à la vision de sa fille dans les bras d'une autre.
Suni prêta une oreille attentive à ces tristes confidences, trop curieux d'en savoir plus.
— Elle avait vingt ans. Mise à la porte, blessée et abandonnée. Chayan l'a trouvée agonisante sur un banc, sans d'autres choix que de la transformer pour la sauver. Depuis, elle est instable. Tu connais l'histoire de Frankenstein ? Elle s'est choisie ce patronyme en écho à cette créature rejetée par son propre créateur. Mon frère n'a jamais embrassé sa nature, il a reproduit le même schéma d'abandon qu'il a subi lui-même.
Aussi insolite que ce fut, lorsque Kao évoquait son frère, il retrouvait un semblant d'humanité. C'était curieusement émouvant.
— Un abandon ? l'encouragea-t-il.
— Chayan et moi avons été transformés par un ignoble personnage, dont l'objectif reste aujourd'hui inconnu. Il ne nous a jamais accompagnés lors de notre transition vampirique. C'est pourtant la « coutume ».
— Je vois... souffla Suni, peiné pour les deux frères. Et toi, tu as créé des vampires ?
— Oui, plusieurs. Mais aujourd'hui, elles volent de leurs propres ailes. Je les ai aimées, elles sont armées pour affronter leur deuxième vie. Tandis que Frankie est perdue. Et Chayan refuse d'assumer sa part de responsabilité.
— Mais il souffre...
Un sourire à la sincérité rare affleura sur les lèvres de son informateur.
— C'est lui qui te protège, ou c'est toi ?
Suni rougit d'embarras. Il changea de sujet.
— Et la sorcière ? Que s'est-il passé, alors ?
Un voile de mystère couvrit l'expression de Kao.
— Ça, il devra t'en parler lui-même.
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Siha
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Il y a un an
MIMYGEIGNARDE
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Il y a un an
Sandie A
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Il y a un an
MIMYGEIGNARDE
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Il y a un an