Fyctia
9.2. Ne pas être seul
De nos jours, manoir des frères Ahunai
Suni ne trouvait pas le sommeil. Il se retournait sans cesse dans ce grand lit ridicule. À quoi bon l'avoir emmuré dans une cage protectrice tout ce temps, s'il se retrouvait aujourd'hui à la merci de ses ennemis, sans armure, ni défenses ? Sa grand-mère et Giles lui avaient caché tant de choses, et il avait accepté qu'on le préservât sous un voile d'ignorance. Il avait accepté qu'on le mette sous verre. Sa vie lui avait-elle jamais appartenu ? Seule la danse marquait son identité. Sans elle, il n'était rien.
Le fil de ses pensées tourmentées opéra un virage, l'entraînant vers une perspective plus charmante. Ses joues le brûlèrent à l'évocation des mains douces et vigoureuses sur sa peau. Pour la première fois, il ressentait le besoin infernal d'être proche de quelqu'un, physiquement. La honte qu'un vampire soit l'auteur de ce vacillement compressait ses entrailles, mais le désir forait son âme, le laissant avec un trou béant qui implorait d'être comblé.
L'attitude de Chayan l'interrogeait. Il s'était retiré si brusquement, comme s'il craignait de le blesser. Ses gestes n'avaient pourtant exprimé que délicatesse ; douceur de feu. Suni n'avait pas peur de lui, mais Chayan n'était pas un vampire ordinaire. Un noir passé le hantait, le rendant parfois à son humanité. Sa complexité et ses paradoxes en faisaient un être aussi inaccessible que fascinant.
Suni tournait en rond dans le bocal étroit de son esprit. Il fallait qu'il se sauve de cette prison. Depuis quelques temps, il ne renonçait à aucune exploration, alors il quitta ce lit froid à la conquête d'une distraction. Sur la chaise, il avisa un long pull en maille qu'il s'empressa d'enfiler. La nuit était fraîche et les Ahunai n'avaient pas jugé utile d'équiper l'habitation d'un système de chauffage. Les escaliers craquèrent sous ses pas. Il ignorait où il s'aventurait, mais pour la première fois, il se savait préservé du danger.
Au rez-de-chaussée, une porte était entrouverte sur un endroit inconnu. Il se rappela sa première incursion en ces lieux : Chayan avait-il surgi d'ici ? C'était probable. Il infiltra d'abord un œil curieux, puis pénétra tout entier dans cette bulle de mystère. Un bureau trônait au centre, éclairé par la lumière rousse d'une bougie au parfum d'herbe fraîche. Sur la surface acajou, un livre aux pages jaunies, écornées, était ouvert sur des caractères chinois. La pièce était décorée avec goût, tout en boiserie finement ciselée. Une immense bibliothèque mangeait tout un pan de mur.
L'antre de Chayan.
Cet érudit aimait certainement se recueillir dans cet environnement savant, invitation à la rêverie. Il embrassait le calme et les ombres autant que Kao se vautrait dans le bruit et l'outrance.
Un bruissement attira son attention. Il se retourna d'un mouvement brusque, comme pris en flagrant délit d'acte illicite. Chayan était assoupi dans un petit lit d'appoint contre le mur. Un débardeur blanc dévoilait ses larges épaules. Est-ce qu'il dormait ? En pleine nuit ? Ne devait-il pas vaquer à ses occupations de créature nocturne ? Suni s'approcha d'un pas prudent. Le visage lisse du vampire, d'une pâleur éclatante, et ses lèvres sanguines, le frappèrent de leur singulière et inhumaine beauté. Il tendit une main timide, hypnotisé par ses traits au repos. Les yeux s'ouvrirent tout à coup et son poignet fut enfermé avec autorité. En un éclair, il fut basculé sur le corps de Chayan qui le tirait contre lui.
— Que fais-tu ici ? grogna le solitaire.
Le cœur de Suni battait à lui écorcher la poitrine, mais il n'éprouvait aucune crainte. Il se sentait en sécurité, là où il devait être, écrasé entre ces bras solides.
— J'explore.
— Je vois ça. Tu aimes vraiment trop explorer, tu sais ?
— Quand il s'agit de toi, je ne dirai pas le contraire.
Les yeux de Chayan s'étrécirent. Sa langue humecta ses lèvres. La flamme vacillante de la bougie projetait des taches d'ombre sur leur visage. Dans le clair-obscur, le bout de leur nez s'effleuraient.
— Tu es vraiment un sale gamin. Tu n'as pas peur de moi ?
— Non, avec toi, je me sens en... en sécurité.
— Même après ce qu'il s'est passé là-haut ?
— Que s'est-il passé, d'ailleurs ?
Chayan soupira. Il glissa une main dans la chevelure d'encre qui retombait sur le front du jeune homme, puis caressa sa joue.
— J'ai eu envie de... de....
— De ? l'encouragea Suni.
— Rien, laisse tomber.
Chayan détourna le regard, affichant un air coupable. Suni posa une main ferme sur sa mâchoire anguleuse.
— Tu ne me fais pas peur, Chayan, insista-t-il. Tu me protèges. Et même de toi-même. Peu de personne en sont capables, même chez les humains.
Le regard perçant du vampire le traversa, comme s'il pouvait lire à travers son âme. Il sentait une force émaner de lui, destructrice, déchirante, écrasante. Elle vibrait telle une onde brûlante et orageuse. Pourtant, il savait que jamais elle ne le blesserait, du moins, pas contre sa volonté. D'un geste audacieux, il palpa son épaule, puis son biceps puissant. Caresse curieuse, sensuelle.
— Que fais-tu ? le réprimanda Chayan d'une voix rauque.
— Je te touche, souffla Suni, aventureux.
— Ne mets pas mes nerfs à rude épreuve.
Ils se fixèrent, leur souffle brûlant et irrégulier confondu en une seule et même respiration. Leurs lèvres étaient toutes proches. Suni ne demandait rien d'autre que goûter au fruit défendu. Son attirance pour le vampire poignardait ses reins, le poussait à dépasser les limites de sa nature timorée.
— Je te rappelle que mon sang est dangereux... Je ne risque rien, frima-t-il.
— Pas pour moi.
Cette vérité fit naître en lui une nuée de souvenirs aussi charnels que sanglants. Les lèvres incarnates de Chayan l'invitaient à coloniser un pays aux vallées et aux saveurs nouvelles. Il rêvait de fondre sur cette rose de chair, mais la réserve manifeste de Chayan constituait à elle seule une infranchissable barrière. Ce baiser, il ne voulait lui dérober, il voulait le partager, en pleine conscience de leur désir mutuel. Il se retint avec peine.
— Pourquoi est-ce que tu dors, tu ne devrais pas t'occuper ? murmura-t-il, à fleur de ses lèvres.
— J'avais besoin de méditer pour me calmer.
— Calmer quoi, exactement... ?
— Putain. Tu sais, quoi, l'accusa Chayan.
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